Page:Robert - Les Mendiants de la mort, 1872.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
149
les mendiants de la mort

La troupe joyeuse, quoique vive et animée dans ses mouvements, était lente dans sa marche ; on reconnaissait des gens peu pressés de s’éloigner du lieu de réfection, dont ils savouraient encore en souvenir l’agréable festin.

Ce cortège burlesque était composé de gens de notre connaissance : c’était la noce de Corbillard et de mademoiselle Rose qui venait d’être célébrée. On avait fait le repas au cabaret symbolique des Deux-Pigeons, et toute la société s’en revenait en masse au logis.

Au-dessous de l’arche, la nuit était profonde et triste.

Ces deux jeunes hommes, si bien placés dans le monde, dont l’un avait été le roi du faste et de l’élégance, dont l’autre était encore cité pour l’élévation d’esprit et de caractère, se tenaient là, cachés, inquiets, le cœur palpitant de passions haineuses et dévorantes.

Le cintre du pont traçait un grand cadre de ligne sombre ; au bas s’étendait le terrain humide, bordé de bateaux noircis, délabrés par l’hiver et retenus dans leurs chaînes ; au delà se déroulait la nappe immense et livide de la rivière.

L’eau arrivait à grande force sous le poids de ses glaçons amoncelés ; elle s’engouffrait sous l’arche, en heurtant les piliers de ses dalles mouvantes, et rendait un bruit formidable, qui retentissait dans l’abîme du fleuve et répandait comme un frémissement dans l’air.

Plus loin, les bâtisses du pont Marie, et le groupe de peupliers qui s’élève sur le bord, jetaient une ombre plus noire sur la nuance blafarde de l’eau ; les arbres desséchés pliaient sous le vent en rendant un craquement aigu de branches mortes ; les bateaux amarrés faisaient gémir leurs chaînes dans un balancement continuel ; sur toute l’étendue, la neige tombait lentement, en apportant le froid et la tristesse du ciel.

Au-dessus de l’arche, en même temps, la noce passait animée et joyeuse.

Les porte-flambeaux allaient en avant ; immédiatement après venaient les mariés, majestueusement placés sous le dais d’un parapluie.

Corbillard, rajeuni, ne portait plus qu’une de ses béquilles ; mademoiselle Rose avait rafraîchi sa coiffe ; les pompons verts en étaient plus verts que jamais, car c’était le cas de montrer de l’espérance ; mais comme cette Rose, près de la soixantaine, pouvait bien être semée de