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les mendiants de la mort

Le jeu se poursuivait dans un calme sombre qu’interrompaient seulement les mots consacrés au retour de chaque partie ; ensuite on n’entendait au milieu du silence que le froissement des cartes, et ce mouvement de la pendule qui semblait résonner plus haut dans cet espace ému et solitaire.

Herman perdait des sommes qu’il ignorait lui-même, mais il triomphait de son rival, il le tenait enchaîné pendant l’heure de ce rendez-vous outrageant pour lui, et dont la pensée lui était odieuse, Souvent son regard furtif consultait le cadran ; il voyait l’heure de ce rendez-vous s’écouler, et chaque minute qui lui emportait ses faibles ressources, les derniers débris de sa fortune, lui donnait à savourer en retour les peines, les angoisses, la colère de son rival ! Il souriait sur le penchant de sa ruine, et gardait avec bonheur la victime qu’il tenait enfermée dans ses serres.

Léon n’avait plus le pouvoir de contenir ses impressions en lui-même ; son irritation impétueuse jaillissait sur ses traits enflammés, dans ses mouvements brusques, violents. Herman s’animait en même temps ; leurs paroles, leurs cartes étaient jetées et croisées avec une rapidité étourdissante… et le jeu s’élevait toujours davantage.

Au milieu de cette tempête intérieure, et comme Herman relevait et comptait les jetons d’une partie, la pendule sonna onze heures. Léon sentit chaque coup de ce timbre tomber sur son cœur. Dans le rapide instant de repos qui lui était accordé, il appuya le coude sur le tapis et laissa tomber sa tête dans sa main, se livrant sans contrainte à son accablement, quand l’heure était venue où il lui fallait absolument renoncer à voir Valentine.

Herman, sans paraître l’observer, aperçut la pâleur, l’altération profonde de ses traits et murmura en lui-même :

— Mon Dieu, il l’aime donc bien !…

Une impression poignante le saisit ; il compara ce sentiment si pur, si dévoué de Léon avec son amour, à lui, égoïste et cruel ; il se sentit vaincu de ce côté et humilié de lui-même !…

Un moment de mélancolie profonde, de rêverie silencieuse vint régner à la place des passions ardentes.

Quand les deux adversaires relevèrent la tête, l’intérêt suprême qui les avait jusque-là possédés secrètement tous deux était décidé ; il ne s’agissait plus que de jouer pour le jeu même, et d’en finir avec la fortune.