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les mendiants de la mort

XV

une partie

Dans la soirée du vingt-deux février, un peu avant huit heures, deux hommes se rencontrèrent dans le jardin du Palais-Royal. Une impression si pénible les pénétra tous deux aux premiers regards qu’ils échangèrent, que leurs traits s’altérèrent en même temps, et que leurs paroles entrecoupées avaient peine à se faire entendre.

L’un était Herman de Rocheboise, qui depuis la tombée de la nuit, heure qui lui apportait la liberté de sortir de sa retraite, errait sous les arbres du Palais-Royal, enveloppé d’un manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, et ne perdant pas de vue l’arcade dans laquelle s’ouvre le restaurant Gorazza ; l’autre était Léon Dubreuil, qui sortait de ce même restaurant, et qui, après avoir consulté sa montre, allait se diriger vers le faubourg Saint-Germain.

C’était le soir que Valentine avait fixé pour ouvrir son âme à Léon, et avoir avec lui un entretien qui fixerait leur destinée mutuelle. Dubreuil et Herman s’en souvenaient bien, et tous deux avaient attendu ce soir-là avec une égale anxiété.

Depuis longtemps les anciens amis ne s’étaient rencontrés ; ils étaient sous l’influence de cet embarras douloureux qui se fait sentir après une amitié brisée, lorsque, au lieu du toi si longtemps échangé, le vous doit venir sur les lèvres ; lorsqu’on sent encore d’anciennes et intimes confidences déposées dans le sein de celui auquel on va adresser des paroles indifférentes et froides.

Mais c’était surtout une répulsion profonde que Rocheboise et Dubreuil éprouvaient l’un pour l’autre : le premier était trahi, le second trahissait ; car malgré les motifs généreux de Léon, le fait d’enlever à Herman la femme qui pouvait devenir son seul soutien était le même, et, en pareil cas, la haine de celui qui commet l’offense n’est pas moins vive que celle de l’offensé.

Ainsi, lorsque dans cette allée d’arbres, obscure et déserte, par une soirée d’hiver, Herman se trouva subitement devant les pas de Léon, tous deux tressaillirent et restèrent un instant immobiles. Ils sabordèrent ensuite avec une contenance où se mêlaient l’ancienne familiarité et le salut que s’adressent deux étrangers.