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assistais… J’étais assise sur la borne… Eh bien là, dans le froid, dans l’obscurité, au cœur de la nuit, par un bienfait de l’imagination, je voyais le salon resplendissant de richesses et de splendeurs où tu te trouvais ; je te voyais toi-même, jeune, beau, brillant, envié, admiré au-dessus de tous les hommes de ton âge… La musique du bal, en traversant l’espace par ces longs défilés de marbre et de fleurs, arrivait à moi en sons interrompus, vagues et amollis ; jamais concerts du ciel ne furent si doux aux âmes des bienheureux que ne l’était pour moi cette musique dont d’harmonie avait bercé mon Herman de plaisir !

« M’oubliant moi-même ; je demeurais souvent là jusqu’au jour.

« Enfin… tu sais le reste, mon fils… Sous le péristyle de Saint-Sulpice, le jour de ton mariage, je t’ai parlé pour la première fois… tu m’as donné une pièce d’or que j’ai toujours gardée… Oui, cette chère aumône de mon fils, je l’ai conservée même dans les jours où j’étais prête à succomber de faim… Depuis, je me suis présentée deux fois à tes yeux pour redevenir aussitôt invisible… »

— Comme un bon génie qui n’apparaissait que pour me protéger, interrompit Herman. Oh ! que je suis coupable de ne t’avoir pas reconnue ! Comment mon cœur ne t’a-t-il pas devinée ! Ma mère, ma bonne mère !

— J’ai vécu cependant ; j’ai passé cinq années dans cette misérable condition, quelque chose me disant sans doute qu’un jour je pourrais te voir, t’appeler mon fils et mourir dans tes bras… et j’attendais.

La mourante se pencha sur le sein d’Herman. Il régna quelque temps autour d’elle un silence pieux et recueilli.

Le jour finissait, et comme l’avait dit un arrêt fatal, la vie de Jeanne s’éteignait avec lui. Ses yeux se ternissaient, son souffle s’exhalait avec plus de peine, une langueur profonde s’emparait de tout son être.

Ses regards voilés et errants annonçaient le vague qui commençait à régner dans sa pensée.

Valentine approcha de la bouche de la malade une boisson fortifiante ; mais les gouttes se séchèrent sur les lèvres sans pouvoir couler.

— De l’eau, murmurait Jeanne dans le trouble de son esprit vacillant. De l’eau comme la gardeuse de troupeaux en trouve à la source des champs… de l’eau comme la mendiante en boit à la borne des rues… de l’eau la pau-