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eu la pensée d’épouser le comte de Rocheboise, et quand cela eût été possible, avec la connaissance que j’avais dès lors de son caractère… Dieu me pardonne… mais je ne l’aurais pas voulu.

« Mon enfant vint au monde, et je le reçus avec délice dans mes bras.

« Ma situation était alors bien changée. La nature bienfaisante, veillant sans doute à ce que la nourriture épanchée de mon sein pour le nouveau-né demeurât pure, me donnait une sérénité d’âme extraordinaire. Je trouvai une force d’insouciance singulière pour tout ce qui pouvait me faire souffrir ; l’orgueil d’avoir donné le jour à une si belle créature effaçait pour moi la honte de mon état ; des jouissances continuelles me donnaient un épanouissement de vie inexprimable.

« Une année entière se passa ainsi. Au milieu de ma pauvreté, je donnais à mon enfant tout le luxe de son âge ; je remplissais ma chambre de fleurs et de soleil pour faire croître cette petite plante adorée, et je la voyais se développer sous mes yeux. Je vivais seule avec mon bonheur dans cette atmosphère délicieuse. On eût dit que mon existence recommençait avec celle de mon enfant ; j’avais comme lui le repos profond de l’esprit qui ne connaît rien encore, l’imprévoyance complète de tout avenir ; j’avais avec lui de ces joies et de ces rires sans cause que le cher ange semblait apporter du ciel.

« Un soir que j’étais dans un de ces moments de bonheur suprême, car mon enfant venait de me parler pour la première fois, ou du moins je l’avais supposé, on me remit une lettre de M. de Rocheboise.

« Mon cœur se serra à la seule vue de ce papier ; il me sembla qu’il était froid au toucher comme les reptiles qui renferment un venin de mort… Je demandai pardon à l’homme que j’avais aimé de cette terreur étrange, et j’ouvris la lettre en tremblant.

« Rocheboise me disait que sa position dans le monde, encore mal assurée, ne lui permettait pas de contracter un mariage avec moi, mais qu’il voulait reconnaître et élever son enfant.

« Ses sentiments étaient bien faciles à deviner : ce n’était pas un fils qu’il voulait, mais un héritier de son nom, maintenant que la Restauration rendait une grande valeur à la perpétuation des titres nobiliaires et en faisait une source de fortune.