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près de Dieu… elle n’est pas à plaindre !… Moi, mon Dieu ! je ne pouvais plus avoir l’exaltation du sacrifice ni sa consolation suprême… c’était affreux à penser ; j’appartenais à Rocheboise, et il m’était devenu étranger…

« Le comte me dit d’un air plein de légèreté et de suffisance, que puisque sans doute je ne comptais plus désormais entrer dans le couvent (où, du reste, il n’avait jamais pensé sérieusement me conduire), il ne voyait rien autre chose à faire qu’à retourner sur nos pas, et reprendre la route de Versailles.

« Je n’avais pas la force de répondre. Mais en ce moment notre conducteur entra, disant que l’essieu rompu et la caisse de la voiture endommagée ne pouvaient être réparés ni dans cette journée, ni dans celle du lendemain. Au mécontentement que nous témoignâmes à cette nouvelle, les cultivateurs nous dirent que la diligence de Paris allait passer dans quelques instants, et qu’il ne tenait qu’à nous de la prendre s’il nous était agréable de partir plus promptement.

« M. de Hocheboise s’arrêta à ce parti.

« Il prit un des livres que nous avions emportés avec nous pour attendre plus patiemment. Je témoignai le désir d’aller sur la hauteur voisine pour voir venir de plus loin, à ce que je prétendis, la voiture publique, mais en réalité, pour me trouver seule et pleurer en liberté. Je balbutiai en prononçant ce peu de paroles, car si je n’aimais plus Rocheboise, je le craignais déjà ; et, frémissante de honte et de douleur, je m’enfonçai dans la campagne.

« Dès que je ne fus plus en vue de la grange, je m’arrêtai froide, immobile, la main appuyée sur mon cœur, comme pour interroger ses souffrances, les yeux fixes et hagards… je demeurai longtemps ainsi, ne regardant rien que la terre dans le sein de laquelle j’aurais voulu m’abîmer.

« Tandis que j’étais là, la jeune mendiante qui avait reçu l’hospitalité de la nuit dans la grange vint à passer près de moi en reprenant sa route.

« Elle s’approcha de moi pour me remercier du souper que je lui avais donné la veille ; et je ne sais comment, au milieu de l’égarement douloureux de mon esprit, je me mis à observer cette femme et sentis le désir de lui parler.

Sa figure était intéressante ; elle offrait des traces de beauté effacée avant l’âge, signe de souffrances qui ont tué la partie la plus fragile de notre être.

« — Vous êtes bien jeune, lui dis-je, pour être réduite à une telle condition.

« — C’est pour lui, répondit-elle, en montrant son enfant, pour ce petit amour-là.

« — Comment ?

« — Ah ! madame… vous qui êtes belle, riche, aimée de votre mari, vous ne connaîtrez jamais un pareil malheur… Mais cet enfant… est le fruit d’une faute.

« Je frissonnai à ces paroles si cruelles pour moi. La mendiante vit que mon regard l’interrogeait, et continua.

« — Quand mon enfant est venu au monde, mes parents ont dit qu’ils me pardonneraient, à condition que j’enverrais ce petit malheureux à l’hospice, et que j’épouserais un homme riche qui m’avait demandée en mariage sans se douter de ma position.

« — Et le père de votre enfant ?

« — Il était à l’armée… à l’armée qui enlève tant d’hommes à nos campagnes… Je n’avais personne pour me défendre…

« — Alors ?

« — Je feignis de vouloir bien obéir à mes parents ; je demandai pour toute grâce qu’on me laissât mon fils jusqu’au moment où j’aurais assez de force pour le porter moi-même dans le tour. Puis, quand je pus en effet me lever, je pris mon enfant dans mes bras, et je me sauvai avec lui. Je courus si vite, que je fus bientôt hors du pays, où on ne m’a jamais revue.

« — Pauvre femme !

« — Non ; c’est mon bonheur… j’aimais mieux mendier, souffrir avec mon enfant que d’être riche sans lui.

« — Et maintenant, où allez-vous ?

« — Nulle part… Ici là, demain ailleurs… je marche par tous les temps, je mendie sur les grandes routes, je couche dans les cabanes où on veut bien me recevoir.

« — Et vous ne vous plaignez pas ?

u — Je tremble chaque soir en approchant de la