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toute sa pureté et toute sa douceur le souvenir d’un amour si beau.

— « Mais trop tôt fini…

— « Eh bien, c’est encore le meilleur sort en ce monde que d’atteindre le but où nous tendons, ne fût-ce que pour un instant ! Nous portons tous en nous le sentiment de la fragilité inévitable du bonheur ; quel être humain ne s’est écrié une fois au fond de son âme : Ô mon Dieu, être heureux un seul jour et mourir ! Ce que nous demandons ainsi, je l’aurai obtenu : j’aurai eu ce beau jour de voyage avec vous, et à la fin, je trouverai la mort du cloître.

« Ce courage était sincère et profond. Cependant, je dois le dire, à mesure que j’approchais de ma retraite religieuse, j’en devenais moins digne. L’agitation, la fièvre de l’amour me consumait, les battements de mon cœur semblaient avoir remplacé en moi tous les mouvements de l’existence. Chaque jour aussi Rocheboise paraissait plus aimant, plus enivré chaque soir, il restait plus longtemps avec moi et me quittait avec plus de peine.

« En même temps, les atteintes d’impatience et d’humeur sombre que j’avais remarquées en lui se renouvelaient plus souvent à mesure que nous avancions. Tandis que j’étais tout entière à mon amour, tantôt souriant aux douceurs ineffables qu’il m’avait données, tantôt versant quelques larmes à la pensée du triste lendemain qui devait le suivre, il y avait dans Rocheboise une nuance d’amertume et de colère que ne produisent pas les peines du cœur, mais les déceptions éprouvées dans les affaires de fortune et de plaisir.

« Nous approchions du terme de la route. La journée d’Ancenis, l’avant-dernière du voyage, devait être longue. Je me levai de très-bonne heure ce jour-là, et pour la première fois, en m’occupant de ma toilette matinale, je trouvai sur mes traits la pâleur et l’altération que laissent la fatigue. Mon cœur se serra ; il me sembla que cette force miraculeuse donnée par la joie intérieure venait de s’éteindre en moi ; il me sembla que mon bonheur devait finir même avant le terme si court qui lui était assigné.

Comme Jeanne en était là de son récit, sa voix faiblit, et sa tête se pencha lentement sur sa poitrine.

— Ma mère ? ma mère ! vous souffrez, dit Herman en l’entourant de ses bras.

— Non, pas davantage ; mais le souvenir qui se présente en ce moment pèse sur mon âme, et mes lèvres le retraceront avec peine.

— Reposez-vous, reprit Herman ; dormez un instant sur mon sein ; votre sommeil sera doux.


— Le sommeil, mon enfant, n’appartient qu’à ceux qui ont de l’existence à perdre… mais moi…

La pendule sonna. Ce timbre fit tressaillir Herman, qui jeta un coup d’œil furtif et désolé sur le cadran, puis sur sa mère.

— Ô mon fils reprit la mourante, ne tremble pas ainsi à cette voix des heures… Elle vient dire seulement que la pauvre Jeanne a assez aimé, assez souffert et va trouver le repos éternel… Cette voix est douce pour mon âme comme l’arrêt de la miséricorde divine.

Jeanne laissa voir un pieux et tendre sourire ; elle passa la main sur son front ranimé et continua ainsi son histoire.

— Pendant les premières heures de notre route, Rocheboise, comme s’il eût voulu justifier mes tristes pressentiments, se montra plus morose et plus concentré que je ne l’avais encore vu. Si je n’avais pas eu une foi si profonde en son amour, en son dévouement, j’aurais cru qu’il regrettait le service entrepris en ma faveur, qu’il éprouvait une sorte de honte et de dépit de ce voyage, où il emmenait une jeune fille loin des atteintes de l’amour.

« Le chemin que nous suivions, dans un enfoncement, était des plus rudes, et encaissé par des terrains ardus et rocailleux sur lesquels on ne pouvait mettre les pieds. De profondes ornières, durcies par la sécheresse et croisées en tous sens, opposaient à la route des aspérités heurtantes comme le roc. La voiture allait si lentement, qu’à chaque pas on pouvait la croire définitivement arrêtée.

« Nous en fîmes l’observation au conducteur.

« — Ah ! dit-il, c’est qu’il y a l’essieu de devant qui promet de casser… En comptant sur un beau chemin, il aurait fait encore la journée ; mais avec des creux comme ceux-là, que voulez-vous qu’on y tienne ?… Je vas dou-