Page:Robert - Les Mendiants de Paris, 1872.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.

boise ne pouvait pas douter que je ne l’aimasse ; lui parler de ce sentiment était une chose naturelle, selon moi, et qui ne changeait rien à notre situation vis-a-vis l’un de l’autre.

« Mais cette réponse, autrement interprétée, pouvait sembler aussi une ouverture à des épanchements plus intimes de nos cœurs, pouvait sembler un audacieux aveu d’amour que je faisais la première.

« Ce fut ainsi, sans doute, que le comprit Rocheboise, car depuis ce moment, il renonça à la réserve établie entre nous. Son regard, jusque-là voilé par le respect se montra tout à coup éclatant de désirs, ou suppliant et humide de larmes ; son langage devint celui de la passion décimée, qui peut dès lors se révéler sans cesse et laisser voir ses mouvements impétueux.

« Dans les premiers jours où le comte connut mon projet de retraite, il me supplia d’y renoncer ou d’en remettre l’exécution à un âge plus avancé. Je demeurai inébranlable, et c’était l’amour même qui me guidait. Dans toute autre condition, je ne voyais nulle possibilité de demeurer près de Rocheboise ; dans l’état religieux, au moins le cloître me retiendrait en France, et je serais sûre de respirer toujours le même air que lui. Alors, pour dernière grâce, le comte me demanda de passer encore quelques mois dans le logement que j’occupais à Versailles ; après quoi il aurait le courage de me conduire lui-même à ma triste destination. Je pouvais, disait-il, accepter les services qu’il me rendrait pendant le reste de mon séjour dans le monde et le voyage qui m’en séparerait pour toujours : c’était une bien faible partie de ce que son père avait dû autrefois à ma famille. Je savais que cela était parfaitement vrai, et je cédai à son désir.

« Les premiers mois écoulés, il fallut attendre encore à cause de la mauvaise saison… Le printemps venu, il fallut attendre encore afin de jouir au moins de ces beaux jours une fois ensemble sur la terre… Hélas ! il faut l’avouer, à la honte du cœur, peut-être, j’étais encore dans le plus grand deuil de mon père, et ce furent pourtant des jours de délices et de fêtes. L’amour me faisait oublier cette teinte lugubre de mes vêtements qui peignait en même temps la tristesse de mon passé et celle de l’avenir consacré au cloître… L’amour avait des fleurs pour couvrir tous ces deuils !…

« Le moment de partir vint enfin. Me défiant de moi-même, j’avais écrit à la supérieure des dames de Sainte-Marie, à Nantes, que j’arriverais dans sa communauté vers la fin du mois de mai. J’avais fait choix de cette maison religieuse, parce que l’ordre dont elle dépendait, établi parmi les catholiques d’Allemagne, m’avait été connu dans mon enfance.

« Le comte de Rocheboise prit, pour nous emmener, un de ces voituriers qui voyagent à petites journées et couchent toutes les nuits. Il devait mettre sept jours pour faire les quatre-vingt-neuf lieues de Versailles à Nantes. Grâce à ce moyen de transport, nous allions voyager seuls et allonger la route. C’était une providence pour nous.

« Nous partîmes au printemps de 1815. Quoique la saison fut encore peu avancée, le temps était magnifique et la chaleur brûlante.

« Pour la première fois, le conte et moi nous nous trouvions positivement seuls, délivrés de toute surveillance, isolés du monde ; et c’était dans ce rapprochement délicieux et funeste qu’amène l’étroite cloison d’une voiture et le mouvement du voyage.

« Là, dans l’élan qui l’entraîne et le berce, le corps s’assoupit pour rendre l’imagination plus forte et plus ardente : un étourdissement plein de charme égare la raison et vous livre tout entier à la puissance du cœur… Un mouvement inattendu vous fait effleurer les cheveux ou la main de l’être aimé et semble prêt à vous entraîner sur son sein. Le passage rapide du rivage, la nouveauté de ce qui vous entoure, l’aspect inconnu de chaque horizon qui se découvre, vous font croire seuls au monde, délivrés de tout le reste des humains, et emportés vers un séjour bienheureux où vous ne vivrez que pour l’amour…

« Rien, dans la vie ne ressemble tant à un rêve que le voyage.

« Rocheboise et moi, si jeunes et si beaux tous deux, nous nous abandonnions sans résistance a cette fièvre vo-