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vite encore que sa délivrance… Mon malheureux père mourut la veille du jour où les rois confédérés signèrent la liberté de l’Europe.

« Je restai seule avec ma poignante douleur.

« Bien peu de personnes pourront comprendre la situation d’une jeune fille isolée dans un pays étranger, sans fortune, sans travail qui suffise à son existence, n’ayant personne à qui parler de sa misère sans trembler de timidité, sans rougir de la honte injuste, mais déchirante, qui tombe sur tout être obligé d’implorer secours, et protection… C’est une souffrance froide, mêlée de terreur et de misanthropie, qui vous fait voir tous les êtres dont il faudrait réclamer l’assistance comme des ennemis prêts à vous accabler… »

— Mais alors, interrompit Herman, mon père était près de vous, il vous aimait, vous consolait sans doute.

— Le comte de Rocheboise était pour moi, répondit Jeanne, l’amour, le bonheur, la vie idéale et la vie du cœur, mais il n’entrait pour rien dans ma condition matérielle… Je n’eus pas un instant l’idée de lui demander du secours. Dans mon idolâtrie pour lui, je n’aurais jamais voulu le réduire au rôle du bienfaiteur auquel on doit du pain… Pour m’élever à lui, pour partager légitimement sa fortune et son nom, Dieu sait que cette pensée ne pénétra jamais dans mon esprit, même pour y être repoussée.

« Enfin une ressource s’offrit à moi et je me crus sauvée.

« J’avais toujours conservé les diamants de ma mère, car jusque-là cette ressource ne s’était pas trouvée nécessaire à notre subsistance ; au contraire, la vue de ces brillants était une douceur pour mon père… parfois, lorsqu’il se sentait l’âme plus triste, il me demandait de les tirer de l’écrin ; il faisait lentement tourner le cordon de pierreries entre ses doigts, et l’éclat qui en jaillissait lui rappelait sa femme aimée et ses beaux jours. Le prix de ces diamants, qui était de quinze mille francs à peu près, pouvait me servir de dot et me permettre d’entrer dans un couvent.

— Au moment où cette pensée me vint, je fis comme mon pauvre père, je mis au jour la brillante parure… mais ce fut en pleurant que je la regardai !… Cet objet de luxe, qui accompagne les autres femmes dans des fêtes, allait me conduire, moi, aux portes du cloître, de ce tombeau anticipé !… Ces ornements étaient faits pour rehausser la beauté, lui donner plus d’effet ; j’étais belle aussi, et pourtant ils allaient se changer pour moi en voile noir, en robe de bure !…

« Ce furent là mes premières larmes amères… »

Jeanne s’interrompit.

— Quelle heure est-il, mes enfants ? demanda-t-elle avec un soupir.

— Deux heures, ma mère.

— Le jour commence à redescendre !

— Ô mon Dieu, éloignez ces funestes pensées !

— Ne me plaignez pas, reprit la mourante en regardant la lumière du ciel et son fils, ce jour est le dernier, mais il est bien beau.

Elle continua :

— Je fis part de mon projet au comte de Rocheboise, et j’observai en ce moment sur ses traits une expression qui m’étonna ; il parut surpris et sèchement blessé plutôt qu’ému de pitié et de regrets. Mais ce ne fut qu’une nuance passagère ; il reprit bientôt sa grâce affectueuse où résidaient tant de séductions pour moi

« J’ajoutai, pour lui faire connaître la fermeté de ma résolution, que j’avais déjà choisi pour ma retraite le couvent des dames Sainte-Marie, à Nantes.

— « Cependant, me dit-il avec étonnement, vous êtes libre de retourner en Allemagne.

— « Sans doute.

— « Comment avez-vous songé à une maison religieuse de France ?

— « Parce que c’est en France, répondis-je, où j’ai connu mon père et vous… tout ce que j’ai aimé !… Je ne pourrai prier Dieu avec foi en sa grandeur, en sa bonté que sur la terre où restera le corps de mon père, et où vous vivrez.

« Ces paroles étaient l’expression naïve de ma pensée, l’explication sincère de ma conduite. Le comte de Roche-