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de sa mère. Valentine, à quelques pas d’eux, les confondait dans le même regard de tristesse et d’amour.

Jeanne parla ainsi :

— Je suis née en Allemagne. Les premières années de ma jeunesse, décolorées et monotones, s’écoulèrent chez des parents éloignés, qui m’avaient recueillie après la mort de ma mère et la perte entière de notre fortune, amenée par les chances funestes de la guerre. Mon père, le colonel Meerfeld, qui servait dans l’armée de l’archiduc Ferdinand, avait été fait prisonnier par le général Moreau, à la bataille de Hohenlinden, et dirigé vers la France.

« Dès que l’époque de la majorité m’eut rendue libre de mes actions, je voulus rejoindre mon père, que je savais seul, pauvre et souffrant, et je partis pour la France. Je n’emportai que les diamants de ma mère, seul bien qui me fût resté ; mais j’espérais que ma présence, mes soins, mon travail adouciraient la situation de mon père, et, forte du sentiment qui me guidait, je fis le voyage avec confiance et courage.

« Vers la fin de l’année 1812, j’arrivai à Versailles, qui était la résidence de mon père.

« Je connus là quelque temps de véritable bonheur. La vue d’une fille pieuse envers le malheur, aimante et dévouée, semblait rendre au pauvre vétéran une nouvelle existence : ma jeunesse ramenait le sourire et l’espérance dans sa solitude ; mes soins calmaient les souffrances causées par de nombreuses blessures ; le peu d’argent que je gagnais en brodant, ajouté au subside du prisonnier, répandait quelque bien-être autour de lui. Et moi, je pouvais aimer mon père en toute sécurité d’âme, connaître un amour pur, élevé, qui satisfait au besoin de vertu et d’estime de soi-même comme au besoin de tendresse.

« Nous vivions à Versailles extrêmement retirés : le comte de Rocheboise était le seul étranger admis dans notre solitude. Son père, pendant l’émigration avait reçu de notre famille d’importants et généreux services ; il paraissait avoir hérité de la reconnaissance de ses parents et se trouver heureux de nous la témoigner par ses visites assidues et par ses attentions affectueuses.

« Mon père était trop âgé, trop affaibli par les infirmités pour juger des dangers de cette liaison et de la tendre intimité qui s’établissait entre le jeune comte et sa fille… Et moi, si j’eusse pu les prévoir, si l’avenir tout affreux qu’il devait être m’eût été révélé, je ne sais en vérité si, pour le fuir, j’eusse renoncé à mon amour, tant cet amour, dès sa naissance, avait pris du pouvoir sur mon âme.

« Dans toute cette France peuplée d’étrangers, d’indifférents, le comte de Rocheboise était le seul homme qui nous eût jamais connus, accueillis, appelés par notre nom. Il faisait passer des heures agréables à mon père ; sa figure séduisante, son esprit cultivé, ses manières pleines de distinction introduisaient dans notre retraite quelque chose des charmes et de l’élégance du monde. Mon cœur, mes yeux, mon imagination, tout en moi était également subjugué par lui.

« Quand, vers le soir, il nous accompagnait dans le parc de Versailles, et, pour me délasser, donnait le bras à son tour au pauvre vétéran, je ne pouvais détacher mes regards de lui. Sous ces ombrages empreints d’un sceau royal, et où l’air qu’on respire porte une sorte d’admiration et de respect pour la noblesse antique, son éclat et ses grandeurs, je croyais revoir dans Rocheboise un des seigneurs les plus accomplis de la cour de Louis XIV… Et cet homme, sur lequel j’aurais à peine osé lever les yeux, se faisait le soutien, le bâton de vieillesse de mon père : cet homme paraissait heureux d’un regard, d’un sourire de moi !

« Cependant, après treize années d’exil et de captivité, une espérance délicieuse vint luire pour le colonel de Meerfeld. L’Empire français touchait à sa ruine, et un retour prodigieux de fortune allait rendre aux victimes de cette grande et oppressive puissance leur patrie et leur liberté.

« Les princes alliés, qui apportaient la délivrance de mon père, cernaient la France… ils avaient passé ses frontières… ils approchaient de Paris… Encore quelques jours, et le vieux défenseur de l’Allemagne serait libre d’aller mourir dans ses foyers… Mais les souffrances qui minaient le vétéran couvert de blessures marchaient plus