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d’elle le lieu où elle se trouvait et qui devait lui causer de la surprise ; elle passa la main sur son front et parut chercher à se souvenir.

Puis elle dit d’une voix interrompue :

— Herman !… Le temps s’est écoulé… Il est tranquille maintenant… et préservé contre un malheur plus grand… Je peux mourir.

— Que dit-elle ? murmurait Herman.

— Quel accent de tendresse suprême ! disait à demi-voix Valentine.

— Oui, reprit encore Jeanne ; le ciel m’a conduite dans l’endroit où cachée sous les arbres, j’ai pu apprendre ses tourments… les dangers de toute sorte qui le menaçaient. Je suis venue implorer sa femme, sa noble femme ; elle l’a sauvé… mon Herman !

Celui dont elle parlait ainsi l’écoutait avec une émotion extrême et une surprise croissante.

Après un instant de silence :

— Je souffre, dit Jeanne en croisant les mains sur sa poitrine, je souffre… ce n’est rien… Il est heureux, lui !… lui que j’aime tant !… J’ai pu faire quelque chose pour lui en ce monde… Que cette pensée fait de bien, mon Dieu !… Quel doux adieu à la vie… Oh ! je ne me plains plus !

À ces mots, le souffle de Jeanne s’éteignît, sa tête s’abaissa et son corps abandonné semblait se pencher dans une défaillance mortelle.

Herman n’y tint plus ; il la soutint dans ses bras en s’écriant :

— Mais qui donc êtes-vous ?

Jeanne tressaillit et laissa échapper ces mots qui semblaient emporter toute son âme :

— Herman !… mon fils ?

Puis ses yeux se fermèrent.

Son fils ! répéta Herman, qui demeurait à ses genoux, immobile et pâle comme elle.

Valentine, presque aussi émue, s’empressa pourtant de secourir la mourante. Elle la fit mettre au lit, envoya chercher de tous côtés des secours. Herman, pendant ce temps, restait fixe devant Jeanne, les yeux attachés sur elle, les bras croisés dans une attitude solennelle, et murmurait sans cesse :

— Oui ! c’est l’accent de la vérité… c’est son cœur qui a parlé… c’est le mien qui l’a entendu… oui, elle est ma mère !

Et ce doux nom de mère retentit si souvent à l’oreille de Jeanne, qu’elle revint à la vie.

Elle écouta ce mot avec un ravissement ineffable, comme on entendrait une musique du ciel… Mais ses esprits s’étant tout à fait ranimés, elle pressa son front de sa main, ses regards devinrent inquiets, errants ; elle semblait agitée par un mélange de joie indicible, de regrets et de craintes.

— Ah ! dit-elle enfin, j’ai parlé dans un moment de délire, que Dieu me le pardonne !

— Ma mère !… s’écria Herman en étendant ses mains jointes vers Jeanne, pourquoi n’êtes-vous pas venue à moi, puisque vous saviez le lien qui nous unissait ?

— Mon âme était toujours auprès de toi.

— Vous ne vouliez donc être ma mère que pour m’aimer, me protéger ?

— C’est là toute l’existence.

— Oh ! non… Pourquoi êtes-vous restée seule, pauvre, misérable, quand je pouvais changer votre sort ? Pourquoi vous êtes-vous privée de mon amour !

— Un devoir tout puissant l’exigeait.

— Quel devoir peut forcer à un tel sacrifice !… à m’ôter ma mère !… à vous priver de votre fils !…

Le cœur d’Herman se fondait en larmes, et sa voix avait, en prononçant ces simples mots de tendresse, des vibrations pénétrantes.

Jeanne se pencha sur sa main et la baisa avec transport.

— Oh ! reprit Herman, vous pensiez peut être que j’aurais pu douter de vos paroles ?… Non il y a dans un tel aveu des accents au-dessus de ceux de la terre. Que j’aurais pu rougir de votre condition ? Mon Dieu, des sentiments indignes auraient-ils trouvé place en moi qui suis votre fils ?

— Non… non, mon Herman adoré… Je te connaissais : j’avais vu la bonté angélique peinte sur ton front, dans ton regard.