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LES MENDIANTS DE PARIS

sume, l’exhalaison du vin qui a arrosé le pavé et qui s’élève sous les pas de la foule, sont les senteurs, les parfums qui flottent dans cet air empesté.

Mais le bruit, le tapage qui règne là ne peut se rendre : c’est un assourdissant concert où se mêlent l’éclat des cymbales, le nazillement des clarinettes, le gloussement des vielles, le son formidable des grosses caisses, puis les éclats de voix, les hourras rauques, sauvages des danseurs ; et, sortant d’un coin noir, les plaintes des enfants, les aboiements des chiens, les cris de tous ces êtres, qu’on a jetés pêle-mêle sur la paille, et qui réveillés par la douleur, viennent mêler leurs voix à ce chœur infernal.

Tantôt l’ouragan, qui fond au dehors, domine tous les bruits de la taverne en faisant trembler ses vieilles murailles ; tantôt l’orgie reprend le dessus et parvient à absorber dans son tumulte épouvantable même les éclats de d’orage : on dirait que le défi jeté au ciel par les mendiants poursuit réellement son cours.

À mesure que le galop avance, le mouvement devient plus pressé, plus impétueux ; la bande des danseurs passé avec une rapidité qui éblouit les yeux ; il n’y a plus de figure distincte dans la rotation qui confond tous les objets, mais une longue masse de têtes où reluit la pourpre vive de la chaleur et de l’ivresse, où brille le feu du plaisir furibond. Au-dessus se distinguent seulement quelques femmes lancées sur l’épaule de leur danseur, et qui agitent, un mouchoir en jetant des hourras retentissants.

L’orchestre excite, presse la bande des danseurs, et la lance en avant : on dirait que chaque son de cette musique vigoureuse est un coup de fouet qui frappe une chaîne d’esclaves, la pousse sans cesse, sans relâche ; et à voir les hideuses torsions, les mouvements convulsifs de cette horde échevelée, on ne sait si elle mugit de joie ou de désespoir.

Cependant les impressions extraordinaires d’Herman redoublent à chaque instant de cette scène ; saisi de sa sombre et fantastique poésie, il s’exalte lui-même à l’ardeur frénétique qu’elle lui présente. Le bruit intense lui brise le cerveau ; le tournoiement rapide et continuel qui passe sous ses yeux lui cause un étourdissement qui tient du rêve ou du délire.

À force de voir courir cette ronde furieuse, il en éprouve le vertige et croit s’y être mêlé lui-même, comme après