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LES MENDIANTS DE PARIS

Il s’oublia assez longtemps sur ce penchant agreste, où chaque sinuosité de sentier était familière à ses pas. Il comptait les semaines, les jours qui le séparaient encore de la Saint-Martin, calcul auquel il se livrait souvent, bien sûr chaque fois de le trouver chargé d’un moment de moins. En contemplant la perspective de ce beau jour, il restait plongé dans cette absorption d’esprit où naissent moins des pensées que des tableaux et des scènes d’avenir qu’on se trace à soi-même, quand cet avenir est assez beau pour qu’on ait hâte d’y arriver.

Tandis qu’il rêvait ainsi, au murmure du fleuve qui berçait son âme, il entendit le roulement d’une voiture sur la route.

Il s’arrêta subitement, les yeux fixes, les narines gonflées, la tête tendue de ce côté, cherchant à recueillir les moindres modulations de ce bruit. Il lui parut d’abord étrange qu’un incident si simple pût l’occuper à ce point… Mais il s’aperçut bientôt que le son vers lequel s’était instinctivement portée son attention n’était pas un simple frôlement de roues sur le sable ; il s’y mêlait une inflexion semblable à des cris étouffés. Le grondement élevé de la rivière couvrait en partie ce bruit et en gênait la perception… Un tour de roue, un grincement d’essieu passaient puis le son extraordinaire se faisait entendre… Bruit de voiture, voix humaine comprimée et gémissante résonnaient dans une confusion qui pénétrait péniblement son cœur… Mais tout cela, à la distance où était Pierre, n’arrivait qu’à l’état de murmure vague, impossible à saisir et à déterminer, et qui se perdit bientôt tout à fait dans l’éloignement.

Le jeune homme éprouvait en ce moment une émotion poignante, d’une douleur étrange. Cependant il se dit qu’il n’avait aucun moyen de s’assurer si une créature souffrante était en effet renfermée dans cette voiture, ou si une illusion de ses sens l’avait trompé ; qu’en tout cas, il lui était impossible de porter secours à cet être, quel qu’il fut, puisque le pas rapide des chevaux l’avait déjà entraîné loin de lui ; et il reprit le chemin de sa demeure.

Il nous faut maintenant retourner un instant à la maison Rocheboise.

Le peu de temps écoulé depuis que nous l’avons quittée avait amené un notable changement dans la disposition d’esprit des effrénés buveurs que nous avons laissés à table. Les choses qui semblent les plus légères, quand on