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Mme Delalain (vers 1825).
filent le long des trottoirs, ses yeux suivent les nuages qui flottent dans le ciel, et il oublie le fardeau qui pèse sur ses bras. Il l’oublie parfois si bien que le client se plaint et que le patron se fâche. Il en cherche un autre plus accommodant et trouve M. Delalain, rue St-Honoré. Chez lui, le commis ne s’amende guère. Avec ses économies il s’est payé une boîte à couleurs ; ses doigts, trop familiers déjà avec la palette, maculent les étoffes de taches d’huile révélatrices. Mais M. Delalain a le cœur indulgent pour ce mauvais employé, dont la douce bonhomie charme tous ceux qui l’approchent. Déjà, dans la maison Ratier, Corot s’était fait un ami du neveu du patron, M. Alexandre Clérambault. La famille Delalain l’accueille dans son intimité.

Cinq années, de 1817 à 1822, se passèrent ainsi, sans que la vocation de l’artiste réussît à rompre ses lisières. Le temps marchait. Il avait 26 ans. « Camille, il faut pensera t’établir », disait le père. S’établir ? Non, décidément, le commerce n’était point son affaire. « Il faut pourtant qu’un garçon de ton âge prenne un état ? » — « Eh bien, je veux être peintre. » Le mot était lâché une fois pour toutes. Le père Corot, jusque-là, avait fait la sourde oreille lorsque, dans l’expansion d’un jour de fête, chaque année, à la St-Pierre, son fils, en lui présentant un bouquet, lui parlait de ses velléités artistiques. Cette fois, il répondit : « Soit, agis comme tu l’entends : puisque tu veux t’amuser, amuse-toi. J’étais prêt à t’acheter un fonds de commerce à beaux deniers comptants ; je garde mon argent ».

M. et Mme Corot venaient de perdre leur fille cadette[1]. On résolut de donner à Camille les quinze cents livres qu’on servait annuellement à la défunte. C’était l’indépendance pour le travailleur ! Le grand enfant sauta au cou de son père ; puis il s’enfuit, le portefeuille sous le bras, fou de joie, répétant dans son ivresse naïve : « Je suis un peintre, je suis

  1. Victoire-Anne Corot, épouse Froment, décédée à 24 ans, le 8 septembre 1821. Elle avait eu une fille, morte, à l’Age de 16 mois, le 15 août 1821.