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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


la bassesse des figures. Ronsard disait, le soleil perruqué de lumière ; la voile s’enfle à plein ventre. Ce défaut précède la maturité des langues, et disparaît avec la politesse.

Par tous les mots et toutes les expressions dont les arts et les métiers ont enrichi les langues, il semble qu’elles ayent peu d’obligations aux gens de la cour et du monde : mais si c’est la partie laborieuse d’une nation qui crée, c’est la partie oisive qui choisit et qui règne. Le travail et le repos sont pour l’une ; le loisir et les plaisirs pour l’autre. C’est au goût dédaigneux, c’est à l’ennui d’un peuple d’oisifs que l’art a dû ses progrès et ses finesses. On sent en effet que tout est bon pour l’homme de cabinet et de travail, qui ne cherche le soir qu’un délassement dans les spectacles et les chef-d’œuvres des arts ; mais pour des ames excédées de plaisirs et lasses de repos, il faut sans cesse des attitudes nouvelles et des sensations toujours plus exquises.

Peut-être est-ce ici le lieu d’examiner ce reproche de pauvreté et d’extrême délicatesse, si souvent fait à la langue française. Sans doute, il est difficile d’y tout exprimer avec noblesse ; mais voilà précisément ce qui constitue en quelque sorte son caractère. Les styles sont classés dans notre langue, comme les sujets dans notre monarchie. Deux expressions qui conviennent à la même chose, ne conviennent pas au même ordre de choses ; et c’est à travers cette hiérarchie des styles que le bon goût sait marcher. On peut ranger nos grands écrivains en deux classes : les premiers, tels que Racine et Boileau, doivent tout à un grand goût et à un travail obstiné ; ils parlent un langage parfait dans ses formes, sans mélange, toujours idéal, toujours étranger au peuple qui les environne : ils deviennent les écrivains de tous les tems, et perdent bien peu dans la postérité. Les seconds, nés avec plus d’originalité, tels que Molière ou Lafontaine, revêtent leurs idées de toutes les formes populaires ; mais avec tant de sel, de goût et de vivacité, qu’ils sont à la fois les modèles et les répertoires de leur langue. Cependant leurs couleurs plus locales s’effacent à la longue ; le charme du style mêlé s’affadit ou se perd, et ces auteurs ne sont pour la postérité qui ne peut les traduire, que les écrivains de leur nation. Il serait donc aussi injuste de juger de l’abondance de notre langue par le Télémaque ou Cinna seulement, que de la population de la France par le petit nombre appelé la bonne compagnie.

J’aurais pu examiner jusqu’à quel point et par combien de nuances, les langues passent et se dégradent en suivant le déclin des Empires. Mais il suffit de dire, qu’après s’être élevées d’époque en époque, jusqu’à la perfection, c’est en vain qu’elles en descendent : elles y sont fixées par les bons livres, et c’est en devenant langues mortes, qu’elles se font réellement immortelles. Le mauvais latin du Bas-Empire n’a-t-il pas donné un nouveau lustre à la belle latinité du siècle d’Auguste ? Les grands écrivains ont tout fait. Si notre France cessait d’en produire, la langue de Racine et de Voltaire deviendrait une langue morte ; et si les Esquimaux nous offraient tout-à-coup douze écrivains du premier ordre, il faudrait bien que les regards de l’Europe se tournassent vers cette littérature des Esquimaux.

Terminons, il est tems, l’histoire déjà trop longue de la langue française. Le choix de l’Europe est expliqué et justifié ; voyons d’un coup-d’œil, comment, sous le règne de Louis XV, il a été confirmé, et comment il se confirme encore de jour en jour.

Louis XIV se survivant à lui-même, voyait commencer un autre siècle ; et la France ne s’était reposée qu’un moment. La philosophie de Newton attira d’abord nos regards, et Fontenelle nous la fit aimer en la combattant. Astre doux et paisible, il régna pendant le crépuscule qui sépara les deux règnes. Son style clair et familier s’exerçait sur des objets profonds, et nous déguisait notre ignorance. Montesquieu vint ensuite montrer aux hommes les droits des uns et les usurpations des autres, le bonheur possible et le malheur réel. Pour écrire l’histoire grande et calme de la nature, Buffon emprunta ses couleurs et sa majesté ; pour en fixer les époques, il se transporta dans des tems qui n’ont point existé pour l’homme, et là son imagination rassembla plus de siècles que l’histoire n’en a depuis gravé dans ses annales : de sorte que ce qu’on appelait le commencement du monde, et qui touchait pour nous aux ténèbres d’une éternité antérieure, se trouve placé