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DE L'UNIVERSALITÉ


on lit Démétrius de Phalère, est-on frappé des éloges qu’il donne à Thucydide, pour avoir débuté dans son histoire, par une phrase de construction toute française. Cette phrase était élégante et directe à la fois ; ce qui arrivait rarement ; car toute langue accoutumée à la licence des inversions, ne peut plus porter le joug de l’ordre, sans perdre ses mouvements et sa grace.

Mais la langue française ayant la clarté par excellence, a dû chercher toute son élégance et sa force dans l’ordre direct ; l’ordre et la clarté ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner l’empire : Cette marche est dans la nature ; rien n’est en effet comparable à la prose française.

Il y a des pièges et des surprises dans les langues à inversions : le lecteur reste suspendu dans une phrase latine, comme un voyageur devant des routes qui se croisent ; il attend que toutes les finales l’ayent averti de la correspondance des mots ; son oreille reçoit ; et son esprit, qui n’a cessé de décomposer pour composer encore, résout enfin le sens de la phrase comme un problème. La prose française se développe en marchant et se déroule avec grace et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée. Les philosophes l’ont adoptée, parce qu’elle sert de flambeau aux sciences qu’elle traite ; et qu’elle s’accommode également, et de la frugalité didactique, et de la magnificence qui convient à l’histoire de la nature.

On ne dit rien en vers qu’on ne puisse très-souvent exprimer aussi bien dans notre prose ; et cela n’est pas toujours réciproque. Le prosateur tient plus étroitement sa pensée et la conduit par le plus court chemin ; tandis que le versificateur laisse flotter les rênes, et va où la rime le pousse. Notre prose s’enrichit de tous les trésors de l’expression ; elle poursuit le vers dans toutes ses hauteurs, et ne laisse entr’elle et lui que la rime. Étant commune à tous les hommes, elle a plus de juges que la versification, et sa difficulté se cache sous une extrême facilité. Le versificateur enfle sa voix, s’arme de la rime et de la mesure, et tire une pensée commune du sentier vulgaire : mais aussi que de faiblesses ne cache pas l’art des vers ! La prose accuse le nu de la pensée ; il n’est pas permis d’être faible avec elle. Selon Denis d’Halycarnasse, il y a une prose qui vaut mieux que les meilleurs vers, et c’est elle qui fait lire les ouvrages de longue haleine ; parce qu’elle seule peut se charger des détails, et que la variété de ses périodes lasse moins que le charme continu de la rime et de la mesure. Et qu’on ne croît pas que je veuille par-là dégrader les beaux vers : l’imagination pare la prose, mais la poésie pare l’imagination. La raison elle-même a plus d’une route, et la raison en vers est admirable ; mais le méchanisme du vers fatigue, sans offrir à l’esprit des tournures plus hardies : dans notre langue surtout, où les vers semblent être les débris de la prose qui les a précédés ; tandis que chez les Grecs, sauvages plus harmonieusement organisés que nos ancêtres, les vers et les dieux régnèrent long-tems avant la prose et les rois. Aussi peut-on dire que leur langue fut long-tems chantée avant d’être parlée ; et la nôtre, à jamais dénuée de prosodie, ne s’est dégagée qu’avec peine de ses articulations rocailleuses. De-là nous est venue cette rime, tant reprochée à la versification moderne, et pourtant si nécessaire pour lui donner cet air de chant qui la distingue de la prose. Au reste, les anciens n’eurent-ils pas le retour des mesures comme nous celui des sons ; et n’est-ce pas ainsi que tous les arts

    tendement, etc., oui, tout seul, sert d’affirmation, et signifie c’est entendu. Enfin dans les constructions singulières et les ellipses qu’on s’est permises, on a toujours eu pour but d’adoucir le langage ou de le rendre précis ; il n’y a que la clarté qu’on ne puisse jamais sacrifier.

    Les enfans, avant de connaître la signification des mots, leur trouvent à chacun une variété de physionomie qui les frappe et qui aide bien la mémoire, Cependant à mesure que leur esprit plus formé sent mieux la valeur des mots, cette distinction de physionomie s’efface ; ils se familiarisent avec les sons, et ne s’occupent guères que du sens. Tel est le commun des hommes. Mais l’homme né poëte revient sur ces premières sensations dès que le talent se développe : il fait une seconde digestion des mots ; il en recherche les premières saveurs, et c’est des effets sentis de leur diverse harmonie qu’il compose son dictionnaire poétique.