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MANUEL DE LA PAROLE

« Sire, on voit dans le ciel des images de feu.
Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu ;
Par monsieur saint Denis, certes, ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.

Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
Ici l’on entendit le son lointain du cor ;
L’Empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière :

« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Lui répondit Turpin, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée. »

Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe,
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

« Malheur ! c’est mon neveu ! Malheur ! car si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers ! repassons la montagne !
Tremble encore sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne ! »

IV

Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit ; sous leurs pieds Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore ;
À l’horizon lointain fuit l’étendard du More :

« Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
— J’y vois deux chevaliers, l’un mort, l’autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;
Le plus fort dans sa main élève un cor d’ivoire ;
Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »

Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !

A. De Vigny.