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MANUEL DE LA PAROLE

tenant d’être appelé fleuve. Il va, calme et laborieux ; car désormais il porte bateau. Sur sa berge, le long des peupliers frémissants, les chevaux de halage tirent à plein collier, en amont, les chalands vides ; et, sur les péniches aux vives couleurs, qui descendent en aval, les mariniers chantent. Il va, traçant de gracieux méandres, parfois serré entre les coteaux à vigne, parfois s’attardant et prenant ses aises à travers les herbages. Le long de ses rives fécondes, se multiplient les villages, et les clochers, tranquilles comme de vieux bonshommes, le regardent passer.

Il va. Il absorbe une rivière, puis une autre encore. Plus loin, là où se dessine sur le ciel la silhouette d’un éclusier, un canal l’enrichit de son torrent captif. Il va, le noble fleuve. Il traverse des cités illustres. Encombré de pontons et d’embarcations de toutes sortes, il coule avec plus d’impétuosité entre des pierres historiques, se rue en grondant sous les arches sonores des ponts monumentaux ; et, par-dessus les quais pleins de foule et de tumulte, les flèches à jour des vieilles églises jettent sur ses flots leur reflet tremblant.

Puis il s’élance de nouveau dans la libre campagne, et présente son miroir à toutes les féeries du ciel. Sous l’ardente lumière de l’été, il pétille d’étincelles. L’aurore le jonche de roses, le soleil couchant le crible de topazes et d’escarboucles ; et, par les nuits bleues, il semble suivre un rêve enchanté, dans la mélancolie du clair de lune.

Le fleuve est, à présent, dans toute sa force et dans toute sa majesté. Mais qu’est devenue l’eau claire et pure de sa source ?

Depuis le premier lavoir dont il a entraîné la mousse salie, chacun de ses contacts avec l’homme lui fut une souillure. Combien d’égouts se sont dégorgés dans ses flots de leurs fanges ? Les usines des faubourgs, qui dressent au bord de l’eau leurs hautes cheminées de briques, ont lentement et constamment dirigé vers lui des ruisseaux de poison. À d’anciennes pièces d’or, à de vieux bijoux, à des armes rouillées, qu’il a remués, en passant, dans sa vase, il a reconnu les traces de meurtres vieux de plusieurs siècles. La nuit, du haut des ponts soli-