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MORCEAUX CHOISIS

« Veux-tu monter sur les chevaux de bois ? » lui dis-je en lui tendant un sou. Elle me regarda d’un air effaré, réfléchit un instant, finit par oser comprendre, prit le sou, et s’élança sur un cheval en me jetant un regard plein d’une telle reconnaissance que j’en fus tout ému. Le Franconi de l’établissement voulut la faire descendre ; mais elle montra fièrement son sou, indiqua d’où il lui venait et s’affermit sur sa monture.

La cavalcade commença. L’enfant rayonnait de joie. — Quoi ! pour si peu de chose ! — Oui ; et qu’est-ce qui n’est pas peu de chose en ce monde ? Sont-ce les hochets de la vanité et de l’ambition ? Sont-ce les bijoux, les dentelles, les hommages ! Valser en robe de satin dans un salon ou tourner en haillons sur les chevaux de bois, n’est-ce pas en somme le même genre de plaisir !

La cavalcade finie, la petite fille descendit, me regarda encore, et s’en alla de l’air triomphant de quelqu’un qui a atteint son idéal.

« Quelle folie ! me dit un ami qui se trouvait derrière moi et qui avait tout vu. Est-ce que vous n’auriez pas mieux fait de lui donner pour un sou de pain ?

— Non, lui répondis-je, je n’aurais pas mieux fait. Il est peu de cœurs assez durs pour refuser un morceau de pain à un enfant qui a faim ; mais bien peu consentiront à lui donner le superflu, chose si nécessaire. Cette joie, cette pauvre joie d’un sou sera comme un rayon de soleil dans sa misérable vie. Bien longtemps, toujours peut-être, elle se rappellera le jour où elle est montée sur les chevaux de bois, et ce souvenir ramènera un sourire sur sa figure flétrie. Le pain n’est pas tout : donnons-le à ceux qui ont faim ; mais donnons aussi le pain de l’esprit et le pain du cœur, la lumière et la joie. Et quand nous nous sentons épanouis par les rires de nos petits enfants, songeons à ceux qui les regardent, qui les envient, et qui soupirent, et qui seraient heureux, eux aussi, si on leur donnait seulement pour un sou de plaisir. »

(Anonyme.)