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MORCEAUX CHOISIS

Un homme étrange, assis sur le bord du chemin,
Immobile, absorbé, les yeux fixés en terre,
Et disaient : « Quel est donc ce rêveur solitaire ?…
C’est peut-être un fripon !… Non, c’est plutôt un fou…
Qu’attend-il ?… Que voit-il autour de ce caillou ?…
Il se penche ; il regarde avec un œil d’avare !
C’est le plus sot faquin de France et de Navarre ! »
Mais à la fin le jour s’enfuit ; l’ombre arriva ;
Et, cherchant au hasard, le rêveur se leva :
Le château se dressait dans la brume incertaine ;
Il le vit, y courut, « Monsieur de La Fontaine,
Dit le laquais. — Bravo ! Le voilà donc venu,
Jean qui mange son bien avec son revenu !
Qu’avez-vous rencontré ? Contez-nous l’aventure !
Vos loups vont droit au but quand ils cherchent pâture ;
Mais vous ?… Voyons, parlez. Quel miracle nouveau !
Il est muet et sourd comme son soliveau !
C’est Esope affamé ; c’est Baruch hypocondre. »

Le bonhomme écoutait et mangeait sans répondre.
Puis relevant la tête et riant à demi :
« J’ai suivi le convoi… — De qui ! — D’une fourmi.

Là-bas, dans le sentier qui longe la prairie,
D’un vieux saule tombé dort la souche pourrie ;
Des fourmis dans la souche ont creusé leur maison,
Dessous un églantier qui borne l’horizon.
Un talus les abrite, et de vertes broussailles
Forment un parc sauvage à leur humble Versailles.
J’allais, quand tout d’un coup devant mes pas errants,
Je les vis qui sortaient du saule, sur deux rangs.
D’ordinaire elles vont, viennent, passent, reviennent,
Roulant un lourd fardeau que leurs longs bras soutiennent ;
Glanant pour se défendre, ou bien pour se nourrir,
Cherchant, quêtant, fuyant, ou courant pour courir,
Trottant à leur caprice où le hasard les mène,
Comme fait dans Paris la fourmilière humaine.