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HÉLÈNE ET MICHEL

que de la vulgaire épicerie, avoir droit au titre de Son Honneur le Maire, et occuper la place d’honneur, à côté de monsieur le Curé, dans les distributions de prix et les réceptions de notables. Il souffrait surtout de se sentir définitivement arrêté au deuxième échelon social sinon au troisième. Il y avait au-dessus de lui tous les gens dits « de profession » : le notaire Jodoin, le vieux docteur Vincent et le jeune docteur Elphège Caron qui, avec les habitants du presbytère, formaient l’aristocratie de l’endroit. Du fait de ses fonctions, monsieur Latour avait le droit de les coudoyer. Il y avait le dentiste, ce docteur Langevin qui se donnait des airs et qui, chaque fois qu’il le rencontrait, traitait de « cher confrère » le docteur Caron. Ce dernier en pâlissait de colère. Il fallait enfin ajouter, comme habitant le même étage, monsieur Laganière qui n’était certes qu’agent d’assurances mais que son poste de député provincial faisait important. En outre, n’avait-il pas fait son cours classique ? Jusqu’en Belles-Lettres, du moins ! Tous ceux-là tenaient le haut du pavé en vertu de droits que personne ne pouvait leur contester. Ce qui manquait surtout à monsieur Grosbois, et il en avait conscience, était l’instruction qu’il affectait de mépriser ouvertement : « Je ne sais pas beaucoup lire », disait-il, « mais pour savoir compter, ôtez-vous de là » ! Il avait aussi, en parlant des gens « instruits » des façons de dire et des intonations qui montraient que pour lui « avoir fait son cours » était, sauf chez un prêtre, quelque chose d’aussi anormal que d’être venu au monde avec deux pouces à la même main.

Il n’en affectait pas moins, pour cacher son ignorance, d’employer des expressions sonores qu’il modifiait parfois curieusement. Ainsi, il disait à tout propos :

« Quel beau panama ! ». Il voulait dire panorama. Ou encore : « La voiture de la malle fait la lavette entre Louiseville et Yamachiche et versi-versa. »

Il ne perdait pas une occasion de dire combien il admirait le « maître d’autel » de l’église paroissiale.

Dans son premier discours de la campagne électorale, place du Marché, il s’était écrié :

— Si vous m’élisez à la mairerie, je serai ménager de votre argent. Je serai près du trésor de la ville comme un lion rougissant.

Évidemment, cela était resté ; à son insu on ne l’appelait plus dans Louiseville que « le Lion rougissant ». On riait ; mais Sévère Latour, maire sortant, riait de moins en moins. Il ne laissait même pas de commencer à s’inquiéter.

Car le Lion ne faisait pas que « rougir » ; il s’agitait fort. Il dépensait libéralement au lieu de se contenter d’être aimable pour tous et d’offrir un verre à quelques électeurs choisis, comme l’avait toujours fait monsieur Latour, assez près de ses sous, ce que chacun savait.