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CHAPITRE

XIV


CET automne, Louiseville ne manqua pas d’une animation à laquelle Michel prit un intérêt qui ne lui était point ordinaire. Mais il lui semblait qu’il dût désormais participer à la vie collective de la ville plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Son âge l’y poussait — il avait désormais droit de vote — et surtout un sentiment accru de son importance ; car la banque lui semblait être une des plus nobles cellules de la vie commune. Monsieur Jodoin, à cause de son âge et de sa prostate qui ne lui laissait point de repos, s’intéressait de moins en moins aux affaires dont il était d’ailleurs visible qu’elles passeraient bientôt en d’autres mains. Les communications officielles du bureau-chef le laissaient clairement entendre. Depuis quelques mois, la direction de la Banque était pratiquement le fait de Michel qui y voyait un entraînement utile à sa gérance prochaine. Or le devoir d’un gérant de banque était assurément de se mêler activement à la vie de la région, d’une façon détachée toutefois, d’une façon quelque peu supérieure même et en se gardant bien de jamais prendre parti dans les querelles et les rivalités intestines.

Il y avait d’abord eu les élections municipales.

Monsieur Grosbois avait fini par satisfaire l’envie qui depuis des années le tenait de poser sa candidature à la mairie ; et comme personne ne le lui avait offert, il avait organisé une manifestation de sentiment populaire sous forme d’une délégation de citoyens — ses clients et ses fournisseurs — qui étaient venus le prier.

Marchand de son métier et progressivement enrichi dans le commerce de la quincaillerie à quoi il avait depuis peu ajouté la confection, il avait deux ambitions qui la nuit le tenaient parfois éveillé et le jour le faisait s’arrêter, les yeux vagues. D’abord, celle de diriger un grand bazar à l’instar de ceux de Montréal ou de Québec. En esprit il voyait l’affiche, en lettres hautes de deux pieds : LES MAGASINS GROSBOIS ET FILS. Il se voyait aussi photographié sur le seuil, en manches de chemise pour que l’on vît bien qu’il était le propriétaire.

Sa seconde aspiration était vers les honneurs. Il enrageait secrètement de voir monsieur Latour, de moitié moins riche que lui et qui ne vendait

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