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HÉLÈNE ET MICHEL

— Trois-Rivières ! Hé ! C’est rien… C’est pas comme Montréal et New York ! Si mon affaire de biscuits réussît…

— Mais il faut en vendre des biscuits, mon oncle, pour faire un million d’affaires.

— Mon Michel, c’est une question d’annonce, de réclame.

— De réclame ?

— Oui de réclame. Ici on ne sait pas ce que c’est. Comme le dit mon associé : « Il ne faut pas offrir aux gens ce qu’ils demandent. Non ! Il faut leur faire demander ce qu’on offre ». Leur entrer dans la tête qu’ils ne peuvent pas s’en passer. Des annonces partout, dans les journaux, sur les murs, sur les poteaux, dans les villes, les villages, les campagnes. « Le biscuit Parfait, le seul. » « Le biscuit Parfait.. » « Le biscuit Parfait… »

Il était devenu lyrique ; mais Michel ne reconnaissait plus les mots ni les intonations de son parrain. Il le regardait étonné, un peu inquiet, et soudain il comprit. C’était l’autre, l’associé, qui parlait ainsi par la bouche de monsieur Lace rte.

— C’est pour ça, mon Michel, que je veux ramasser tout ce que j’ai. Dans quelque temps nous allons lancer notre affaire.

— Mais pourquoi, mon oncle, vous donner tout ce mal ? Pourquoi ne pas jouir un peu de la vie. Vous avez de quoi vivre et personne à qui laisser votre argent.

— Tu penses, Michel !

En disant ceci le vieux l’avait regardé par-dessus son lorgnon, ce même vieux binocle qu’il avait toujours eu mais dont les verres maintenant étaient si épais que les yeux en paraissaient grossis démesurément.

Et Michel avait compris. C’est à eux, à lui, que son oncle songeait à laisser son bien lorsqu’il viendrait à mourir !

Évidemment ! Il n’avait neveu véritable ni nièce que l’on connût. À peine des cousins éloignés qu’il ne voyait jamais. Le jeune homme regarda son « oncle » avec des yeux que l’émotion brouillait presque. Il songea qu’il eût été doux d’avoir pour père ce parrain à qui ils devaient tant ; au lieu de celui auquel il s’interdisait de penser et de qui il ne tenait, à part la naissance, qu’un nom dont il avait à rougir. Il sentit que pour monsieur Lacerte il ferait tout, poussé par un sentiment filial qui ne pouvait exister et qui existait pourtant, vigoureux et purifiant.

Et voici qu’il se prit à songer que sans doute ils devaient à parrain plus qu’il n’avait jamais deviné. Il comprit que constamment le vieil homme les avait encouragés et aidés. Il ne dit rien mais regarda monsieur Lacerte un moment, les yeux dans les yeux, avec dans son regard une reconnaissance attendrie que l’autre devina.

— C’est bon, Michel, c’est bon ! dit-il brusquement, d’un ton bourru.