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LE POIDS DU JOUR

d’Hélène à Montréal, voyages eux-mêmes de plus en plus rares. Monsieur Lacerte était néanmoins venu à l’époque des fêtes pour régler un certain nombre d’affaires et aussi « pour voir les vieux amis ». Il avait apporté à Hélène son cadeau habituel, cette fois une ménagère en argent avec les burettes pour sel, poivre, huile et vinaigre.

Michel avait eu un sentiment bizarre d’éloignement et de rapprochement à la fois. Maintenant qu’il n’était plus un enfant, et maintenant surtout qu’il était comptable à la banque, il lui semblait que la distance entre son parrain et lui avait singulièrement diminué. Il se rendait compte que cela tenait à un double fait : l’idée accrue de sa propre importance et celle, diminuée, de l’importance de son parrain. Pour peu que cela continuât, il ne sentirait plus en sa présence cette timidité qu’il avait eu autrefois. Mais il lui resterait toujours une gratitude émue envers celui qui avait été si bon pour la veuve et pour l’orphelin.

Il avait même été gêné cette année-là, par l’attitude de sa mère. Elle avait accepté le cadeau traditionnel de parrain avec reconnaissance, certes, mais avait paru presque… désappointée. Michel n’avait pas compris, jusqu’au moment, plusieurs jours plus tard, où examinant le cadeau, il s’était aperçu à son tour que la pièce n’était point neuve.

Mais monsieur Lacerte n’en avait pas moins grandi dans son estime, même si le changement de perspective avait quelque peu diminué sa stature. Car le vieil homme — il était désormais réellement vieux — lui avait parlé quelque peu de ses affaires et lui avait même demandé conseil touchant la liquidation de certains intérêts qu’il avait encore dans la région et dont il se voulait départir. Il lui avait expliqué les opérations dans lesquelles il allait s’engager avec ce partenaire trouvé à Montréal et qui se révélait un financier d’envergure.

— Mon petit Michel, avait-il dit en se frottant les mains, si je réussis à monter cette affaire de biscuits, je vais être riche ; mais riche pour vrai.

— Mais vous n’êtes pas pauvre, mon oncle. Vous êtes riche !

— Je trouvais ça, moi aussi autrefois, quand j’étais à Louiseville. Parce que je faisais les plus grosses affaires du canton, je me pensais millionnaire. Mais depuis ce temps j’ai connu MONTRÉAL.

Il avait une façon large de dire ce nom en appuyant instinctivement sur la première syllabe, sur ce MON emphatique qui était presque une prise de possession.

— À MONTréal, un homme qui fait cent mille piastres d’affaires, c’est un petit commerçant. Tu sais, à moins d’un million !…

Pour le million, sa voix s’était faite négligente comme si ce chiffre eut été sa pâture quotidienne.

— Un million, mon oncle, c’est beaucoup. Même à Trois-Rivières…