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LE POIDS DU JOUR

— Pas trop. Et puis c’est un travail intéressant. On sait des choses sur les gens…

Il y eut un silence accordé à la lenteur du jour de plus en plus rose.

— Comment est-ce qu’elle est, ta mère ?

— Pas mal. Un peu fatiguée. Elle a le rhume aujourd’hui.

— …

— …

— C’est-il vrai que le notaire va laisser la banque et qu’on va ouvrir un nouveau bureau avec un gérant de Trois-Rivières ?

— Pour le nouveau bureau, c’est pas mal certain. Pour le gérant, il n’y a rien de décidé. C’est pas sûr qu’il vienne de Trois-Rivières.

— C’est un morceau qu’est dessoudé, dit Bébé. Je vais te souder ça tout de suite.

Il prit sa lampe, donna quelques coups de piston et mit son fer à chauffer.

— … Tu serais assez vieux pour être gérant, Michel. Tu connais assez les affaires.

— Oui… Ça fait maintenant cinq ans.

— Oui… oui…

Après avoir mis le mordant, Bébé d’une main saisit la baguette de soudure, de l’autre le fer rouge. D’un geste précis il fit couler une goutte de plomb sur la brisure. Il attendit un moment, puis rassemblant les pièces, remonta l’appareil. Après quoi il vint s’asseoir sur le seuil aux côtés de Michel. La lumière n’était plus ; sa journée était finie.

— Une cigarette ?

— Tu sais bien, Michel, que je ne fume pas. Ça encrasse les poumons.

Il se tailla une chique modeste.

Tout doucement la nuit avait avalé le jour dont il ne restait que des lambeaux accrochés au faite des arbres. Michel eut subitement le sentiment vague que quelque chose s’était assis auprès d’eux, quelque chose de bizarre et d’anormal qui n’était peut-être que le silence et la paix tiède qui ouataient l’air et enveloppaient le village. Les rares passants glissaient sur un tapis de soie grise.

— C’est curieux la vie, Michel, c’est curieux… Il y a des choses de même.

— Comme quoi ?…

— Des choses de même…

Il s’interrompit, pour reprendre après une pause :

— … Le monde est drôle. Quand on pense qu’ils sont bons, on voit qu’ils sont pas bons. Puis quand on pense qu’ils sont pas bons, on trouve qu’ils sont bons.