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LE POIDS DU JOUR

nées douloureuses qu’il avait vécues dans l’orageuse atmosphère familiale, il avait essayé d’écarter un présent alors trop pénible à percevoir. La musique avait été son refuge et son évasion. Aujourd’hui, à l’âge où la plupart des adolescents et des jeunes hommes commencent à vivre dans l’avenir, à escompter les joies qu’ils voient se rapprocher d’eux, il reprenait le temps perdu et en était encore à savourer les heures actuelles ; car elles lui étaient douces comme pour d’autres l’avaient été les jours émerveillés de l’enfance.

Il changeait pourtant. Maintenant qu’il était en son pouvoir de conditionner son destin, de le modeler au gré de son désir, maintenant qu’il était le maître de son propre labeur et qu’il en touchait le salaire, il commençait un peu à songer au lendemain. Mais ce lendemain pour lui n’était que l’aujourd’hui en plus large et en meilleur ; d’une durée indéfinie, sans révolution ni cassure. Son ambition actuelle se bornait à une augmentation de salaire. Puis, bientôt, il monterait un échelon dans l’échelle des situations bancaires. Le prochain pas, et d’importance, serait sa nomination éventuelle comme gérant de quelque succursale avant que de toucher, au bout de quelques années, un poste plus important, peut-être dans une ville ; aux Trois-Rivières, par exemple. Telle était son ambition et telle était sa certitude. Il se voyait déjà dirigeant un personnel nombreux, régissant des crédits de milliers, de centaines de mille dollars, traitant avec les compagnies qui commençaient à se développer et à secouer la torpeur aimable des villes du Québec. Il se sentait capable et désireux de travailler, de lutter. Capable de vaincre.

Ce qu’il y avait de permanent dans tout cela c’était l’image de sa mère. Sa présence indéfinie ne faisait point de doute. Il l’imaginait vieillissant à côté de lui, toujours jeune de sourire et d’insouciance.

Certes, Michel la voyait maintenant avec d’autres yeux. Il ne l’aimait pas moins intégralement, bien que sa tendresse à lui ne se manifestât que rarement et sans jamais de chaleur sensible. Il avait vieilli double comme il est normal de dix à vingt ans. Il ne se sentait de commun avec le petit Michel Garneau d’autrefois que des souvenirs et le fait qu’il n’y avait point eu entre eux de césure. Mais il se sentait homme désormais et beaucoup moins enfant que l’on ne se sent plus tard, à quarante ou à cinquante ans ; car il était encore trop jeune pour admettre ce qui, inévitablement, lui restait encore de puéril.

Hélène au contraire était restée la même. Elle était d’une pâte sans levain. Si à Michel elle paraissait quelque peu différente, cela tenait au fait que plus que les siens, les yeux de son fils avaient changé de même que sa compréhension. Il s’était, peu à peu rendu compte de ce qu’était sa mère. Il la jugeait de plus en plus en homme, tout en ne cessant point de l’aimer