Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
HÉLÈNE ET MICHEL

elle. Pour Michel cela se perdait dans les ténèbres des âges révolus et lui donnait l’impression d’images figées dans un livre et sans rapport avec la vie réelle.

Mais ce que tous deux, d’un tacite accord, supprimaient de leurs conversations était toute allusion aux années tourmentées qu’avait habitées Ludovic. On eût dit que Michel n’avait pas eu de père ni Hélène de mari.

S’il arrivait que par inadvertance cette ombre apparût entre eux, une certaine gêne les saisissait. Michel souffrait, pour sa mère, des torts que Ludovic Garneau avait eus à son égard et que le fils connaissait bien, encore qu’Hélène n’en fît jamais mention. Et de cela aussi il lui était reconnaissant. Il l’aimait et estimait davantage de ce qu’elle ne se laissât point entraîner à une amertume rétrospective. Un tel pardon de tant d’années blessantes lui inspirait même une certaine fierté filiale ; et par réversion, il en haïssait encore plus la mémoire de son misérable père.

Aussi bien cela lui était-il facile. Il n’avait jamais compris que ses livres d’enfant appelassent « sentiment naturel » un amour qui lui paraissait devoir toujours être mérité. La justice même lui imposait d’exécrer son parâtre ; toute indulgence lui eût paru une insulte à sa mère, un détournement de tendresse.

Inconsciemment, car elle était incapable de calcul, Hélène l’affermissait dans cette dureté. Car elle avait désormais envers son fils des élans que du vivant de son mari elle avait toujours contenus ; de sorte que Michel gardait rancune à son père de toutes les caresses dont il avait été privé à l’époque où, enfant, elles lui eussent été si délectables.

Mais la rancœur envers cet homme, dont il n’avait rien connu que de malfaisant, coulait surtout de la blessure profonde que les années avaient cicatrisée sans l’effacer ni la rendre moins sensible. De sa passion pour la musique il ne restait à Michel, du fait de son père, que le souvenir des souffrances qu’elle lui avait values et des violences qu’elle avait suscitées chez Ludovic Garneau. Les deux souvenirs étaient désormais inséparables. C’est pourquoi son esprit écartait aujourd’hui toute idée de cette musique dont pourtant autrefois il avait été si enthousiaste. Il n’y était certes pas indifférent ; au contraire, et par une extraordinaire perversion de son sentiment, il en était arrivé à éprouver de la répulsion pour ce qui avait été son espérance et sa joie.

À part ce tourment dont il avait peu conscience tant il mettait de soin instinctif à le refouler, le passé n’existait que peu pour sa jeunesse. À vingt ans, il sortait à peine de ces années insouciantes où le présent seul est réalité ; où l’aujourd’hui n’est point inéluctablement lié à un demain. Il goûtait même le présent. Il le goûtait d’autant plus que durant les an-