CHAPITRE
XI
À MESURE qu’il avançait en âge, Michel prenait du monde une conscience plus précise. Mais ce monde ne pouvait
être pour lui que la somme des êtres et des objets qui l’entouraient immédiatement ;
de ces choses qui lui étaient d’autant plus réelles, avaient
d’autant plus de substance, qu’elles étaient plus près de lui et qu’il les
pouvait plus facilement toucher au cours de sa vie restreinte dont chaque
jour ne faisait que répéter le précédent.
Il songeait peu au passé, ce qui est commun à tous ceux de son âge. Bien plus, mais pour des raisons qui ne sont point communes à tous les jeunes gens, il se défendait de rappeler à son esprit les années de son enfance. Maintenant qu’il s’était fait à cette demi-solitude à deux — sa mère et lui — qui lui tissait doucement un bonheur paisible, il lui répugnait de revenir en arrière et d’évoquer un passé que ni la maison, qui n’était plus la même, ni son travail, qu’il n’avait point autrefois prévu, ne pouvaient faire revivre dans sa mémoire volontairement oublieuse.
Hélène elle-même ne parlait jamais de l’époque d’avant son veuvage. Comme, sans néanmoins visiblement vieillir, elle s’éloignait de son bel âge, elle cherchait inconsciemment à effacer cette époque déplaisante. Ce qui lui revenait plutôt et qu’elle accueillait en souriant, c’était sa jeunesse à elle, le temps où, pieds nus et cheveux flottants, en tablier et robe d’indienne à fleurs, elle courait sur la nappe des champs étalés autour de Maskinongé ; et les hivers où, emmitouflée de lainages multicolores, elle glissait sur le miroir de l’étang formé par le barrage juste au-dessus du moulin. Elle aimait revenir sur ses amours de fillette, sur ces passions petitement violentes qu’elle avait inspirées nombreuses, et plus rarement ressenties. Elle riait en racontant ses désespoirs tragiques et passagers. Elle retrouvait la saveur agréable des jalousies qu’elle avait fait naître chez les galopins de son entourage. Sa bouche se mouillait voluptueusement au rappel de ses remords lorsque, à quatorze ans, elle s’était laissée embrasser par un séminariste en vacances ; ou qu’elle avait accordé à un cousin des libertés premières dont elle ne parlait point mais dont elle savourait en cachette le souvenir véniel. À son fils, elle parlait volontiers de ses douze ans, de ses quinze ans, et tout cela était singulièrement frais et vivant pour