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LE POIDS DU JOUR

— Mais, je l’ai cherchée, monsieur Jodoin. Et je l’ai trouvée. Cela m’a pris… une demi-heure à peine. C’était dans l’addition du bordereau de monsieur Poirier. J’avais pris un sept pour un un.

Monsieur Jodoin se passa le doigt dans le faux-col de celluloïde pour dégager le bouton qui lui écrasait la pomme d’Adam :

— À propos de Poirier, il doit venir pour son billet…

La journée reprit, toujours la même chaque jour recommencée. Michel se sentait joyeux comme un convalescent. Seulement, chaque fois que s’ouvrait la porte feutrée donnant sur le logement du notaire, le commis avait un sursaut ; ses doigts se figeaient sur la liasse de papiers et le cœur se mettait à lui battre aux oreilles. Mais ce n’était que la bonne qui venait demander à monsieur Jodoin « une piastre quarante-deux pour payer le boulanger ». Puis Josette, toute pimpante, qui avertissait son père que le déjeuner était sur la table.

Elle était plutôt jolie, Josette. Elle avait de sa mère un petit visage un peu chiffonné au milieu duquel le nez retroussé semblait sourire à tout venant. Très soignée de sa mise, elle tenait haut la tête avec un petit air de flotter au-dessus de son entourage. Car elle n’avait garde d’oublier sa graduation, non point au couvent de Louiseville, mais bien « chez les dames Ursulines » des Trois-Rivières ; ce qui la mettait un étage, au moins ! au-dessus de ses compagnes. Sauf évidemment de Corinne Laganière, la fille du député qui, elle, avait fait sa dernière année à Villa-Maria de Montréal. De sorte que Corinne et Josette s’étaient liées d’une amitié un peu hautaine, exclusive et parfois condescendante à l’égard de leurs parents et connaissances de l’endroit. Railleuse de son naturel, Josette, pourtant, ne laissait pas de moquer avec elles les airs que prenait Corinne et son insistance à rappeler que leur véritable nom n’était pas Laganière mais bien DE LA GANIÈRE ; et de se donner des airs de marquise.

Volontiers, s’il l’eut osé, Michel eût fait quelques avances à Josette Jodoin. Mais il eût fallu pour cela que la jeune fille se rendît compte de son existence ; alors qu’en fait, Michel semblait pour Josette absolument invisible.

Le jeune homme d’ailleurs n’avait que peu l’occasion de la rencontrer. Car il n’avait point d’amis véritables et ne fréquentait pas chez les autres. Les Garneau avaient vécu à l’écart du village alors en passe de devenir petite ville ; à une distance matérielle que l’ivrognerie de Ludovic Garneau n’était pas pour faire disparaître. Hélène elle-même n’était point d’ici et n’avait jamais voisiné ; et personne jamais ne semblait avoir recherché le commerce des Garneau. Michel avait été longtemps sans se rendre compte de cette anomalie dans un petit monde où pourtant chacun coudoie constamment les autres. Comme cela était de toujours, il n’en avait point souffert. Et jusque-là sa mère avait suffi à son affection.