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LE POIDS DU JOUR

Michel resta là un moment, silencieux, indécis. Il était ennuyé que fut ainsi interrompu son travail au violon. Sans quitter sa place, il jeta un coup d’œil oblique vers la fenêtre : la pluie continuait de battre les carreaux qui vibraient sous les coups du vent d’est. La route était déserte ; Hélène heureusement ne venait point encore.

Sans qu’il s’en rendit compte, sa main avait repris l’archet ; de lui-même le violon vint se nicher dans le creux de son épaule comme un animal familier. Le père ne bougeait plus, les yeux ouverts mais fixés au sol. L’archet effleura les cordes et quelques notes légères se mirent à danser. Fermant les yeux l’enfant se laissa entraîner. En un moment il avait oublié qu’il n’était plus seul. Il se jouait cet air tendre et lent qu’il tenait de sa mère et qu’il appelait, faute d’autre nom, la Chanson d’Hélène.

Fracas !

Garneau venait de se lever brusquement, renversant sa chaise.

Le bras de Michel se figea. Mais il ne bougea point. Les yeux clos, crispés, il entendit les pas lourds de son père qui venait vers lui et sentit sa colère le toucher de son ombre lourde.

— Te v’ià encore avec cette affaire-là !… C’est un beau cadeau que t’as eu là !… Ben ! je l’ai assez vu ton cadeau ; et puis je l’ai assez entendu !

Cette fois l’enfant regarda son père mais trop tard. Son violon lui fut arraché des mains ; il eut à peine le temps de le voir brandi à bout de bras. L’homme leva simplement le genou et le bras se rabattit. Il y eut un son étrange, effroyablement douloureux ; une plainte musicale où se confondait la cassure des cordes et l’éclatement sonore de la caisse. Deux mains brutales ramassèrent les débris en un faisceau et une fois encore descendirent sur le genou, cassant la crosse. La masse informe, projetée sur le mur, s’effondra dans un coin.

— Tiens ! tu porteras ça à ton parrain !

Et comme l’enfant, le visage blanc, ne répondait rien :

— On va voir qui c’est qui mène, icitte ! On va voir qui c’est qui paye ! Ça fait assez longtemps que ça dure !.

Michel était resté assis, paralysé de surprise, d’horreur. Il eût voulu se lever, crier, frapper, meurtrir cet homme en qui il ne voyait plus rien autre qu’un être maudit, atrocement haï. Deux colères étaient face à face : celle du père, épaisse, bestiale, tonitruante ; celle du fils, acérée, surhumaine, parricide.

À ce moment, les yeux de Michel s’arrêtèrent sur la main de Ludovic à hauteur de son regard. Du pouce jusqu’au poignet courait une longue estafilade. Le bois de la caisse éclatée avait accroché la chair. Le violon, comme une bête vivante, avait déchiré avant de mourir. L’enfant ressentit une joie haineuse. Mais ce n’était pas assez, à son gré. Il eût voulu de ses