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LE POIDS DU JOUR

lui, ni le soleil, ni la rivière, ni le paysage, ni Marie-Claire elle-même, n’étaient conscients de sa présence, tout maintenant était changé. La respiration de son amie n’avait plus ce rythme régulier, un peu animal, de tout à l’heure. Et si ses yeux étaient encore fermés, son âme était ouverte au monde extérieur. Ainsi abandonnée dans la chaleur douce de cet après-midi, elle avait l’air d’attendre quelque chose, la naissance de quelque rêve dont elle craignait qu’un geste de sa part en empêchât la floraison prochaine Michel ne disait rien.

Après un moment, elle ouvrit de nouveau les yeux. Elle ne fit pas un geste ; pourtant Michel sentit qu’elle se rapprochait et que sa tête cherchait silencieusement l’appui de ses genoux à lui. Il se raidit contre une mollesse qui le voulait gagner.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? dit-il presque brutalement.

Cette fois, elle se releva en le regardant de côté, d’un regard qui semblait déçu. Encore mal éveillée, ou du moins le voulant paraître, elle ne répondit pas. Michel se demanda un moment si tout ce temps elle n’avait pas été consciente de sa venue. Il lui en voulut de l’avoir ainsi trompé.

Elle secoua sa tête renversée et de la main appuya fortement sur son cou que le sommeil avait engourdi. Puis elle s’étira voluptueusement, les bras largement étendus et rejetés en arrière en un geste qui fit saillir sa poitrine et accusa sous la robe mince les pointes jumelles des jeunes seins. Michel détourna les yeux. Non par pudeur mais pour marquer son indépendance.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? répéta-t-il, plus doucement cette fois.

— Il fallait que je te parle aujourd’hui, Michel.

— Pourquoi ?

Elle le sentit hérissé et sa respiration se fit inquiète. Son instinct la retint de répondre. Tâtonnant un peu, cherchant la meilleure voie à suivre, elle sentait machinalement mais avec une certitude innée que l’heure et le temps étaient à la douceur.

— Je ne serais pas venue ici, Michel. Je sais que tu n’aimes pas qu’on te dérange dans ton coin. Mais je pense que je vais m’en aller.

— T’en aller ? Comment, t’en aller ?

— Oui, m’en aller. Chez nous m’ont dit qu’il fallait que je travaille. Ils ont décidé de me mettre en place. Il y avait le notaire de Saint-Léon qui cherchait une fille. Ils m’ont engagée là.

— Mais,… tu n’es pas trop jeune pour t’en aller en place, comme ça ?

— J’ai seize ans, Michel. J’aurai dix-sept au printemps prochain. Il ne put résister à l’envie de faire mal.

— Ah ! c’est vrai ; tu es plus vieille que moi.

Marie-Claire sentit le trait mais ne répondit point.