Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/405

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHAPITRE

XIV


TOUT  avait été prévu pour l’arrivée de Lionel. Quelle fête ce serait ! On lui ouvrirait une maison vraiment paternelle, un foyer familial, à lui qui depuis dix ans n’avait connu que de tristes logis, puis la promiscuité sans chaleur des chambrées.

On irait le recevoir à la gare. Malgré les propositions tendancieuses du père, Jocelyne avait résolu d’aller à sa rencontre avec son mari et son fils. Pour sa descente de wagon tous les bras seraient là, tendus vers lui. Les voyageurs et les flâneurs de Saint-Hilaire-Station diraient :

— C’est un retour du front. Regardez-moi ces médailles !

Car il en aurait sûrement une brochette.

— C’est un prisonnier, corrigerait quelqu’un.

— Mais ! C’est le fils de monsieur Garneau, du haut de la montagne !

À quoi les gens reconnaîtraient cela. Mais, à rien, à tout. Cela se sentirait dans l’air, à la fanfare du soleil, aux guirlandes de feuilles aux arbres, aux bouquets de fleurs au revers des fossés, tout le long de la route.

La maison aussi serait fleurie ; surtout la petite chambre égayée de cretonnes à ramages bleus. Et il y aurait un dîner.

« … Un dîner à trois étages ! », affirmait Jocelyne dont le menu était fait de longtemps.

— Oui. Un vrai bon dîner canadien, complétait Robert, pour qui le ragoût de pieds de porc à la canadienne était le sommet de la gastronomie.

Mais de tout cela il ne fut rien.

Inscrit dans l’armée américaine, Lionel ne revint pas par Québec avec les rapatriés canadiens. Il ne devait pas descendre de ces trains officiels que la Croix-Rouge accueillait dans la vieille gare Bonaventure toute pavoisée; avec des jeunes filles en uniforme, accortes et jolies, qui distribuaient des sourires, des cigarettes, du café et du lait. Alors qu’on le croyait encore quelque part en Angleterre, on reçut un télégramme annonçant à la fois son arrivée à Boston et son départ pour Montréal.

Robert, Jocelyne, Adrien et le petit Michel furent en gare deux heures à l’avance. Mais le train se vida de ses derniers occupants et Lionel ne se montra pas.

En fait, il était descendu à Saint-Lambert et y avait pris un taxi pour Saint-Hilaire où il croyait qu’on l’attendrait. Si bien que lorsque, désemparés, les siens revinrent à la maison, ce fut lui qui les reçut.

— 401 —