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LA SOUMISSION DE L’HOMME

l’avait frappé lors de leur première rencontre, dans le train d’Ottawa. Il avait retrouvé la suavité de leur courte fréquentation. Il était revenu, sans la comprendre, sur sa disparition sans bruit, lorsqu’elle était tout uniment sortie de sa vie où elle commençait à se faire une place. Qui sait ce qui fût arrivé ? De cette petite aventure — qui n’en avait pas même été une — rien d’amer ne lui restait. Rien que le regret nostalgique de ce qui aurait pu être et n’avait pas été. Si cela…

— Eh ! papa ! où es-tu rendu ? Dans la lune ?

Il sursauta :

— Quoi ? Quoi ?

— Où es-tu rendu ? Tu as l’air…

— Moi ? Rien, rien.

Il ne sourit pas. Jocelyne vit dans ses yeux un regard qu’elle ne lui connaissait pas.

Le bébé était sur le perron, dans sa voiturette, bien emmitouflé et qui dormait. Par la fenêtre elle lui jeta un coup d’œil. Puis elle prit un des coussins du divan et le jetant près du fauteuil de son père, s’y assit.

Elle n’avait rien perdu de sa grâce d’autrefois. La corbeille de ses bras posée sur ses genoux, elle laissait couler sur le tapis les fuseaux soyeux de ses jambes. Souplement, comme une chatte.

— Regarde comme il fait beau, dit le père.

Mais ses yeux, comme son esprit, étaient ailleurs.

La jeune femme ne dit rien. Sa tête se trouvait près de la main de son père, à hauteur d’appui. Le journal glissa par terre où il s’étala comme une mare. Devant eux, sur une table basse, il y avait un saladier où Crétac avait déposé une motte de terre avec sa touffe compacte de violettes. Le silence descendit sur eux, sur la maison claire, sur le monde calmé.

Garneau reprit la dérive de ses idées. Pour trouver un souvenir qui eût la douceur de celui-là, il lui eût fallu retourner dans son enfance la plus lointaine. Et même, dans sa collection de souvenirs peut-être était-ce le plus parfait, le plus aimable, le plus pur de toute souillure.

La respiration de Jocelyne s’était faite calme et régulière. Sur son coussin, la tête appuyée sur le bras du fauteuil de son père, elle s’était tout de suite endormie.

Et sans le savoir, Robert avait posé sa main sur la tête qui s’offrait ainsi. Depuis tout à l’heure, machinalement, il caressait les cheveux doux de sa fille.

Le soleil chaud jetait sur le tapis une tache anguleuse qui rampait vers eux en une marche insensible et certaine. On n’entendait plus que le souffle cadencé de la dormeuse, la pulsation mesurée de l’horloge normande et un autre bruit rythmé, lui aussi, profond, comme souterrain, qui était le bruit de son propre cœur.