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LE POIDS DU JOUR

C’était la réponse ordinaire ; une exclamation machinale, un simple écho. Cela constatait sans surprise un fait sans importance, auquel on allait sans doute apporter le remède nécessaire.

Mais Michel ne put faillir à remarquer que le ton, cette fois, était différent et que les sourcils maternels avaient eu un froncement. Hélène avait même fait le geste de mettre la main devant sa bouche. Qu’y avait-il pourtant d’anormal à ce que la chanterelle fût cassée. Il ne l’avait point fait exprès, assurément. Et de son instrument il avait le plus grand soin, le couchant avec précaution dans son étui après chaque exercice.

— Alors, maman, tu veux me donner dix cents ; je vais aller au village m’en chercher une.

— Je ne peux pas te donner dix cents, Michel. Je n’en ai pas. Je n’ai pas dix cents.

— Mais maman, si je n’ai pas d’argent, je ne peux pas acheter de corde. Si je n’ai pas de corde, je ne peux pas jouer. Et cet après-midi, ça n’est pas possible que je ne joue pas. Pour cet air-là, je t’assure, trois cordes ça ne peut pas faire. Il faudrait que je change tout mon morceau.

— Mais je n’ai pas d’argent, Michel. Il faut attendre la paye de ton père.

— Bon. J’ai bien envie d’aller en parler à monsieur Lacerte.

Hélène sursauta.

— Non, Michel, non ! Ne fais pas ça. Je te le défend. Tu auras une corde dans quelques jours… Va jouer… Va… Va jouer dehors.

Michel restait là, figé. Il lui revint que depuis quelques jours il n’y avait rien, ou quasi, sur la table, aux heures des repas. Il s’en était même plaint, justement hier : des pommes de terre, des pommes de terre et encore des pommes de terre ! Et de la semaine sa mère ne l’avait envoyé en course au bourg. Au fait ! la dernière fois, le boucher lui avait dit catégoriquement :

— Tu diras à ta mère que ça fait assez longtemps que j’attends. Elle n’a pas besoin de demander autre chose.

Les disputes, la nuit, c’était donc cela ! À cause de son père, il lui faudrait donc laisser dormir son violon, refouler la vague enivrante de l’inspiration, étouffer la voix adorable qui chantait en son cœur.

Il sentit courir en lui une amertume nouvelle. Cela lui montait à la tête comme une vapeur. Il sentit que ses jambes tremblaient ; et que ses mains convulsées cherchaient quelque chose à briser.

Brusquement, il sortit.

Dans son refuge il y avait quelqu’un.

Marie-Claire était couchée par terre, dans l’espèce de nid que faisait, parmi les herbes folles hautes à mi-jambe, l’aire foulée par lui jour après jour. Le vieux cerisier et la touffe des aubépines fermaient la voûte de