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LA SOUMISSION DE L’HOMME

— Cinquante-quatre, rectifia l’hôte.

On commença par démêler à deux l’écheveau des parentés et des connaissances. On essaya d’évoquer ceux dont le souvenir permettrait de rattacher les fils confus de ce lointain passé. Cela n’était pas facile ; Garneau aidait si peu. Le brave curé semblait s’entêter dans une tâche aussi difficile que de dénouer un nœud derrière son dos.

Mais, graduellement, l’anxiété de Garneau prit le dessous. Au début, il avait craint une curiosité malveillante chez le visiteur. Son attitude changea lorsque l’attitude de l’autre se fut montrée cordiale et sans arrière-pensée. Il fut d’autant mieux à l’aise que la différence d’âge qui avait séparé leur enfance empêchait qu’ils pussent évoquer trop de souvenirs communs. Leurs mémoires ne s’emboîtaient pas exactement l’une dans l’autre. De sorte que, après quelques instants, ce fut Garneau qui questionna monsieur Gendreau, fils de l’hôtelier de l’hôtel Canada, sur les gens et les choses d’autrefois.

Il apprit ainsi ce qu’il était advenu des compagnons de son enfance. Ils feuilletèrent à loisir un album où les images pâlies par le temps eussent été indéchiffrables s’ils n’eussent conjugué leurs efforts pour en retracer les traits.

Monsieur Garneau, avez-vous connu Arcade Langevin ? Le fils du docteur Langevin.

— Du docteur Langevin ?

Oui. Le dentiste. Son fils Arcade, le plus vieux ?

Non. C’était trop jeune pour moi. Mais qu’est-ce qu’est devenu Jean-Jacques Marois ?

Jean-Jacques Marois ?… Ah ! celui-là, je ne l’ai pas connu personnellement. Mais je pense qu’il est aujourd’hui à Sainte-Ursule. Agronome.

Peu à peu, Garneau se détendait. Cela devenait facile ; et plaisant comme une glissade en luge sur les neiges de son enfance. Il lui semblait que dans ce décor si différent de Louiseville, parmi ces choses qui n’avaient nulle couleur de son passé, devant cet homme dont le nom seul lui était un peu quelque chose, il pouvait pour la première fois évoquer sans péril la théorie des ombres. Il les invita presque toutes, les unes après les autres. II les appela sur la scène, tout en tenant soigneusement en main les ficelles. Ces poupées, il les gardait ainsi un moment devant la rampe ; puis quand il craignait d’en être gêné, un coup de doigt les faisait rentrer dans les coulisses obscures. Pour faire oublier celle-là, il suffisait d’en montrer une autre.

Il y avait aussi des jeunes filles que je connaissais. Mademoiselle Laganière, et Josette Jodoin.