Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
LA SOUMISSION DE L’HOMME

— … D’abord Champlain montant vers le lac qu’il allait découvrir. Les hordes iroquoises se glissant dans les bois, pour venir à l’improviste assassiner les colons français. Et les fils d’Iberville dans leurs expéditions contre la Nouvelle-Angleterre. Les conquérants anglais de 1760. Les envahisseurs américains de 1774 venant offrir aux Canadiens une liberté qu’ils refusèrent, on ne sait trop pourquoi. Même chose en 1814. Enfin les glorieux et inutiles combats des Patriotes de ’37 contre les soudards de Gore…

Robert n’écoutait guère. Mais Jocelyne buvait les paroles de son homme dont elle admirait la faconde.

Léger avait ainsi par moments des éruptions patriotiques. Son sang mêlé de Canadien français et d’Irlandais s’échauffait facilement. Ses sorties étaient cependant moins fréquentes et moins cocardières depuis qu’il travaillait à la poudrerie parmi des Canadiens anglais qui le traitaient bien. Il ne protestait plus quand un de ses amis s’affirmait simplement canadien plutôt que canadien français. Il parlait même de ne pas renouveler son abonnement au Devoir :

— Il y a là des nouveaux qui depuis quelque temps vont vraiment un peu loin.

Ils se promenèrent entre les maisons et les arbres également paisibles de l’unique rue du village que l’heure du repas vidait de ses habitants. Une venelle bordée d’ancolies les mena vers la rivière dont les eaux, hautes encore, venaient lécher à petits coups le pied des vieux bâtiments. En face, par delà le cirque du bassin, le fort vétuste et trapu hérissait bénignement ses murailles écornées. Les deux rives étaient jointes par le long rouleau lustré des eaux sautant le barrage.

Adrien et Jocelyne s’amusèrent un moment à lancer des cailloux et à faire des crêpes sur l’eau. Puis tous trois revinrent sur leurs pas et cherchèrent dans la vieille église un moment d’ombre et de fraîcheur. N’ayant point de chapeau, Jocelyne dut poser sur ses cheveux le mouchoir de son mari. Après un coup d’œil distrait aux humbles boiseries et aux saints de plâtre, ils sortirent par une porte latérale entr’ouverte.

Elle donnait sur le cimetière. Un cimetière à l’ancienne mode qui, clos par un mur de moellons, entourait le chevet maternel de l’église.

On y voyait parmi les broussailles deux ou trois cippes de granit. Et près de la grand-porte, une espèce de chapelle seigneuriale. Puis, un peu partout, des stèles de forme classique, plates, à tête arrondie. Avec sa bosse où se fanaient deux couronnes, une sépulture fraîche faisait tache. Et partout, tout au long des murs, des croix de bois ; les unes droites encore et solides, à la peinture qui à peine commençait de s’écailler et aux lettres encore lisibles ; la plupart croulantes, déjetées. L’une d’elle avait même perdu un bras.