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LE POIDS DU JOUR

publique. Puis une fois l’Allemagne effacée littéralement de la carte, et puisqu’il ne pouvait exister d’autre obstacle à la fraternité universelle, on connaîtrait pour l’éternité un bonheur international sans mélange, sous l’égide de saint Churchill, de saint Roosevelt et du bienheureux Staline.

De Lionel arriva enfin une lettre courte datée de presque trois mois plus tôt. Et encore l’écriture n’était-elle pas la sienne.

— Tiens comment se fait-il ! Il ne peut donc pas écrire ? dit Jocelyne d’une voix inquiète. L’idée lui était brusquement venue de l’amputation possible. S’il allait revenir les deux mains, les deux bras coupés ! Cela aussi s’était déjà vu.

Garneau cherchait une explication qui les rassurât tous. Faute de mieux :

— Ça doit être un règlement du camp de prisonniers. Pour qu’ils ne puissent pas donner de renseignements déguisés.

Lionel faisait savoir qu’il était dans un hôpital de Thuringe ; que son moral était bon ; qu’il était bien traité ; que la Croix-Rouge s’occupait d’eux ; et qu’il était en voie de guérison. Il comptait revenir bientôt.

Pendant les jours qui suivirent, une ombre perceptible régna cependant sur la maison. Ni le père ni la fille n’avaient commenté la nouvelle.

Le dimanche venu, Adrien proposa une excursion. Il faisait un temps admirable et brûlant. De la maison on voyait au loin le jour reflété sur la nappe métallique du bassin de Chambly que prolongeait comme une lame le trait du Richelieu.

— Allons à Saint-Mathias, proposa Léger. C’est très joli, de ce côté-là. Et nous reviendrons par les petits chemins à travers les trécarrés.

— C’est une idée, dit Jocelyne.

Robert accepta.

On descendit vers Saint-Jean-Baptiste. Puis on suivit la route poudreuse qui longe le fossé sans pittoresque de la rivière des Hurons. Entre ses rives souillées de boue, elle n’était qu’une longue douve où stagnait une eau bourbeuse. Au-dessus s’ébattaient des nuages de mouches et de cousins.

Charmant, le village de Saint-Mathias leur apparut encore plus aimable, par contraste. Il avait des maisons fraîches, bien à l’aise dans leurs larges parterres, et une route catégoriquement droite sous les grands arbres en arceau. On y respirait une douceur particulière à cette vallée du Richelieu où s’opposent souvent une nature luxuriante et des maisons vieilles.

C’était là la route des invasions.

— Pensez à tous ceux qui sont passés par ici, monologuait Léger.

Il aimait les évocations historiques.