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CHAPITRE

XI


COMME  chaque année, les bourgeons éclatèrent pour la fête de la Reine.

Chaque fois la même chose. Les pommiers semblaient devoir fleurir plus tôt, parce que les chaleurs avaient été hâtives et continues ; ou plus tard, quand la neige avait été abondante et qu’un avril frileux avait retardé le dégel du sol et la montée de la sève. Mais toujours il arrivait que « l’un dans l’autre », comme disait le vieux Gladu, on en était au stade du bouton rose pour le 20 et au calice pour le 24 mai.

Lorsque, ce matin-là comme chaque jour, Jocelyne sortit sur la terrasse pour à nouveau épouser des yeux le paysage qu’elle aimait, elle ne put retenir un cri.

— Que c’est beau ! Ils sont tous fleuris !

C’était une nappe de fleurs, un tapis neigeux, jusqu’aux amorces de la plaine là où finissait le royaume de la pomme et où prairie et futaie remplaçaient les pommiers courts et ronds. Cela faisait une large moquette régulière, gris pâle, d’un gris qui décevait même à côté des splendeurs d’un seul arbre vu de près en sa parure nouvelle. Dans un coin du verger flambait la beauté écarlate de deux pommettiers de Sibérie.

— Ceux qui n’ont jamais vu cela ne savent pas ce qu’ils manquent ! dit Jocelyne.

Elle n’avait à l’esprit personne en particulier.

— Ils le verront un jour, bientôt, dit le père. Il songeait à Lionel.

Il y avait maintenant près de deux mois que la nouvelle était venue. Nouvelle de sa disparition pour le père, nouvelle de sa mort pour la sœur. Jamais ils ne s’en parlaient l’un à l’autre. Par une étrange contradiction Jocelyne, habituellement optimiste suivant son âge et son caractère, ne pouvait apprendre la mort d’un aviateur sans penser à Lionel et sans que s’ancrât en elle la certitude de sa mort à lui. Tandis que, au contraire, Garneau guettait dans la gazette les récits d’évasions qui nourrissaient son espoir de voir réapparaître en chair un fils en lui si vivant.

Il venait à la maison assez souvent des amis d’Adrien ou de Jocelyne. La plupart en uniforme ; quelques-uns, ceux de la marine, avec des barbes le plus souvent follettes qui faisaient se retourner stupéfaits les clients chez Sansfaçon. D’autres avec le nouveau khaki de l’infanterie, habillement

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