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LA SOUMISSION DE L’HOMME

un coin libre du verger, elles faisaient une sorte de hutte rustique à laquelle on mettrait le feu au premier jour sans vent.

D’un pommier à l’autre, Louis-Joseph chantait, comme toujours. Sa voix arrivait à l’improviste de tous les coins successivement, chaque couplet partant d’où on n’attendait rien ; comme en la nuit montante l’engoulevent capricieux. Le jeune homme avait une voix hors de l’ordinaire. Sans aucune école, sans aucun artifice. Il ne chantait que choses simples, celles de tout le monde en son pays : des brunettes comme « Ysabeau » et « Derrière chez ma tante » ; des romances à la mode en 1880 ; ou les chants d’église, hymnes et antiennes, qu’il avait exécutées le dimanche à la tribune.

Garneau avait déjà bougonné à ce sujet.

— Dis donc, Pétrus, ton petit frère, il ne pourrait pas se taire un peu au lieu de chanter tout le temps comme un perdu.

— Arrêter de chanter ! Ben, monsieur. Il n’est pas capable ! Il y a bien assez de moi qui me retient. Lui, il s’en aperçoit même pas.

Comment pouvait-on ne pas y prendre plaisir ? Comment pouvait-on ne pas aimer la musique ? Crétac lui-même avait un baryton très passable ; mais il s’en servait pour fredonner plus souvent qu’il ne donnait de la voix.

Insensiblement, néanmoins, Garneau s’était accoutumé, comme à la radio, à cette mélodie ; plutôt qu’un chant humain, elle semblait, venant de nulle part, être la rumeur même de la nature. Toutes les choses à l’unisson exprimaient leur joie de la venue prochaine du printemps, des parfums, des oiseaux, du soleil, des fleurs et des fruits.

— Que c’est bon, le printemps, disait Jocelyne debout sur le perron, la bouche grande ouverte et les bras étendus pour happer doublement l’air ensoleillé.

Ce n’était certes pas là le printemps d’Europe, le printemps « tout émaillé de fleurs ». Car ce n’était ici Île-de-France ni Toscane. Alors que dans ces pays doux, les fleurs déjà montaient en fruit, c’est à peine si le pays laurentien sortait lourdement de son engourdissement hibernal. Les arbres étiraient encore leurs membres gourds. Les tiges n’osaient point encore pousser leurs pointes fragiles et les exposer au couperet des gelées. À peine dans ces coins où pendant le jour s’amassait un peu de chaleur, les thrylles laissaient-ils deviner leurs tubes verts encore frileusement enroulés. Rien n’annonçait encore les violettes que des taches olive sur la terne fourrure des herbes mortes.

Mais parce que les gens d’ici revenaient de plus loin vers le pôle, parce qu’ils avaient subi les nuits lentes et les jours obliques, parce que les neiges accumulées avaient paru effacer jusqu’à l’espérance de feuilles aux arbres