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LE POIDS DU JOUR

Avec le bel avril le verger, tout l’hiver endormi sous ses rameaux nus où ne respirait que le vent, commença de s’animer. Alors que la forêt montagnarde gardait encore intacts sa rigidité et son vêtement de février, dès que l’on sortait de la fûtaie l’on devinait la vie toute prochaine sur les lèvres du printemps. Le temps était venu pour l’homme de ressaisir le domaine que pour six mois lui concédait le froid. Il pourrait à son tour en faire avec la nature à son désir et la féconder pour les récoltes de septembre et d’octobre. Le cycle commençait vers le court triomphe d’un automne encore lointain où les fruits merveilleux rempliraient mannes et barils. Armés de leurs outils, les pomiculteurs retrouvaient leurs vergers réapparus au flanc de la montagne et se hâtaient d’entreprendre les premiers travaux quand dans la plaine, en bas, les paysans guettaient encore, pour se remettre à l’œuvre, la fin du dégel et des sucres.

Vaguement aidé de son maître, chaussé de bottes, parmi les mares de neige et les bas-fonds spongieux, Crétac, avant la montée prochaine de la sève, taillait sans retard les pommiers dont les membres amputés jonchaient le sol.

— Mais… tu en enlèves trop ! Tu vas sûrement faire mourir les arbres à les écharogner comme ça, s’étonnait Garneau en voyant son homme jouer si vigoureusement de la scie et du sécateur.

— Jamais de la vie, monsieur Garneau. Faut ça, si vous voulez que les pommes elles soient belles et que vos pommiers ils soient en santé. Tenez. Regardez.

D’un coup d’œil, il jugea quelles branches devaient être sacrifiées. En quelques coups précis, les condamnées étaient rabattues.

— C’est vrai, dit Garneau. L’arbre n’est plus le même ! Pourtant…

Taillé, le pommier tout à l’heure hirsute avait pris une figure nouvelle, une forme harmonieuse. Il semblait allégé, aéré. Mais Jocelyne, elle, ne pouvait se convaincre que l’arbre ne souffrît pas de cette chirurgie. À tout, dans la nature, elle prêtait sa propre sensibilité.

— Cela doit tout de même leur faire mal, quand vous les mutilez comme ça. Ils ne peuvent pas se plaindre, évidemment. Mais ils sont en vie ; donc ils souffrent. Si on nous faisait la même chose, à nous !

— Ben voyons ! mamzelle Jocelyne. C’est comme qui dirait comme lorsque vous vous coupez les ongles. Et puis, il faut bien enlever les gourmands qui prennent toute la sève et qui appellent les maladies.

Et reculant de quelques pas, il regardait avec satisfaction l’arbre qu’il venait de modeler.

Pour la ramasse, Crétac avait demandé à son frère Louis-Joseph de lui donner un coup de main, le samedi. Tous deux passaient de rangée en rangée, recueillant les branches à grandes brassées légères. Entassées dans