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LA SOUMISSION DE L’HOMME

tomber. Toutefois, à travers les vagues paroles d’espoir et de réconfort, on sentait combien peu de confiance conservait le padre.

Jusque-là, et tout en gardant son visage tendu, Jocelyne n’avait rien changé à sa mise. Deux fois par jour elle était descendue à la station postale, chez la veuve Guénette. Mais quand cette lettre fut venue, et après une autre semaine d’attente vaine, elle prit l’auto, passa la journée à Montréal et revint le soir toute vêtue de noir.

En la voyant ainsi, le père éclata :

— Qu’est-ce qui te prend ? À te voir, on dirait que ton frère est mort !

— Oh ! papa ! dit-elle, blessée par le mot. Je sais bien… mais…

— Tu sais bien ! Tu sais bien ! Tu sais quoi ? Tu ne sais rien. Rien de rien. Personne non plus. Son avion n’est pas rentré ? Et puis après ? Un atterrissage forcé, évidemment. Et les parachutes ; ça n’est pas pour les chiens ! Les quatre cinquièmes de ceux qui sont descendus en Allemagne sont prisonniers. Sa guerre sera finie… Après un mois pas encore de nouvelles ? Justement ! Sais-tu que ceux dont on n’a pas de nouvelles sont ordinairement en train de s’échapper. L’underground ! Tiens : tu te rappelles Lucien Lacasse. Et Pat MacCallum : apparu à Gibraltar après quatre mois. Si on avait vu l’avion tomber en feu, je ne dis pas… Mais moi, je suis sûr…

Il plaidait avec emportement. Jocelyne le regarda de ses yeux doux, un peu vagues, heureuse de son optimisme, triste de ne pouvoir le partager. Puis son regard glissa vers la photo de son frère. Mais elle ne peut la voir à travers ses larmes.

— … Parfaitement, continuait le père, impatienté. Tant qu’on n’aura pas retrouvé… Enfin tant que ça ne sera pas officiel !…

Ce n’était pas là que façade. Que son fils disparût, s’abolit ainsi, ne semblait pas possible à Garneau. Lionel était ; puis il n’était plus ? Non vraiment ! Cela était trop absolu, trop grave, trop fatal, trop définitif. Cela ne pouvait arriver sans que l’on eût perçu un pressentiment, quelque chose. Quelque chose dans le monde, un signe dans leur ciel comme jadis le météore qui toujours annonçait la catastrophe prochaine.

Lorsqu’il reçut une note de la Société de fiducie lui demandant à quel compte il voulait que l’on versât désormais le revenu du capital porté au nom de son fils, revenu que d’après l’acte de fiducie ils avaient droit de toucher, il répondit par une lettre presque injurieuse.

Mais il garda désormais le visage un peu emphatique d’un père dont le fils est un héros. Cette guerre devint désormais la sienne. Parmi ces paysans qui ne songeaient qu’à échapper à la levée, il devait se retenir pour ne pas exprimer violemment sa désapprobation de leur attitude. Il avait enfin un fils qui ne le décevait point.