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LA SOUMISSION DE L’HOMME

— Bonsoir, monsieur Garneau, bonsoir, murmurèrent toutes les voix. Puis il se fit un silence.

— Bonsoir, bonsoir.

— Bonsoir, monsieur Garneau, dit Sansfaçon, abandonnant mademoiselle Gladu qui ne protesta pas. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Est-ce que… vous êtes monté chez vous ?

— Non. J’arrive de Montréal.

— Ah, bon ! Ah, bon !… Votre fille vous attend. Oui.

— Évidemment ! répondit Garneau distrait. Je viens vous payer le petit compte de la semaine dernière.

Il prit la côte. Là-haut, porté par la route droite et rigide comme une poutre, le sommet de la montagne hérissé d’arbres frangeait le ciel encore lumineux. Il semblait qu’il montât vers ce qui restait de jour, tout là-bas. Le long du chemin encore gelé par endroits, invisible sous la neige, le ruisseau gorgé par la fonte de l’hiver faisait son petit torrent et dégringolait en glougloutant.

Parvenu à sa barrière, avant que d’entrer Garneau s’arrêta pour reprendre son haleine facilement courte. S’il faisait encore assez clair au dehors, il faisait nuit dans les maisons ; si bien que, allumé, l’intérieur chez lui apparaissait éclairé comme une cage. Par la fenêtre s’offrait un tableau domestique.

Il voyait de face Adrien, ses traits forts et calmes ; sous le nez légèrement busqué, la moustache noire, carrée comme un domino. Et le front haut, sympathique. Sa tête était penchée sur celle de Jocelyne. Il semblait lui parler avec fermeté car son air était grave, sans sourire. Par moments elle allait relever la tête comme pour protester ; mais d’un geste, il l’empêchait de parler.

Jocelyne semblait alors hausser les épaules. Puis elle laissait retomber son visage dans ses mains ouvertes, tandis que ses coudes restaient appuyés sur la table encore servie pour le souper.

— Tiens ! M’auraient-ils attendu ? se demanda le père.

De sa fille il ne voyait que le dos dans la blouse blanche aux larges plis qui lui élargissait les épaules et la faisait paraître plus ronde. D’ailleurs, elle avait engraissé depuis quelque temps. Aujourd’hui, ses cheveux blonds étaient relevés très haut par une plaque d’écaille et une longue épingle qui la retenait sur la nuque. Où donc avait-il déjà vu cela ?…

Les lèvres de Robert se serrèrent. Cette question pourtant ridicule de la coiffure de Jocelyne était un sujet de mésentente entre le père et son gendre. Le second aimait cette mode qui donnait au visage peu régulier de sa femme une fraîcheur nouvelle et mettait en valeur sa plus belle parure. Mais le père chaque fois fronçait les sourcils.