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LE POIDS DU JOUR

encaisser des dividendes qui ne représentaient que sa prudence, comme un vieillard, au lieu de toucher des bénéfices gagnés de haute lutte, comme un homme.

Mais d’autre part, reprendre le collier dans les conditions qu’on lui offrait !…

Après les temps presque oubliés de la banque et de ses débuts à l’usine, toujours il avait été son maître ; et celui des autres. Sans aucun contrôle.

Cinq jours plus tard, revenu dans la grande ville sous prétexte de la même affaire, il s’immobilisa un long moment au coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Devant lui roulait le flot régulier des passants inconnus. Et le courant hoqueteux des autos et des trams qui se ruaient dès l’approche du signal vert. Aux étalages des camelots, la mosaïque criarde des revues de cinéma, où des stars langoureuses se pâmaient en plein vent. Et, au fond des merceries durement illuminées par les lampes fluorescentes, les commis pommadés guettant le client éventuel.

Trente ans plus tôt, le provincial de passage qu’il était s’était arrêté en ce même endroit, cloué par la joie de sa nouvelle possession. Il ne s’en souvenait pas. Et c’est aujourd’hui qu’il se sentait dépaysé.

Après un an au flanc de la Montagne, là-bas, voilà qu’il redevenait conscient de la Ville, comme un étranger. Il cherchait des visages qui lui fussent connus et n’en trouvait pas. Subitement lui vint le sentiment de ce qui lui manquait. Dans cette multitude de maisons, nulle maison qu’il pût appeler la sienne. De ces cent mille foyers, aucun où il fût attendu. Hier encore, à une connaissance de club qui lui demandait son adresse il avait répondu spontanément :

— J’habite dans la montagne de Saint-Hilaire, celle que la plupart des gens appellent la montagne de Belœil.

Si parfois de là-bas sa pensée revenait à la ville, en ce moment il se sentait obscurément lié à cette campagne, à celle-là seule. N’était-ce pas là désormais le lieu unique qui eût de lui quelque chose de matériel, quelque chose de plus consistant que des souvenirs froids ou caustiques ? À Saint-Hilaire, il possédait le sol même, cette pièce de verger qu’il avait achetée, lui, bien qu’au nom de Jocelyne. Et cette maison qu’il avait fait construire, lui, bien que suivant les plans de Jocelyne. Et les meubles choisis, installés par Jocelyne ; mais qu’il avait du moins payés de son argent à lui.

Et surtout ce qui lui restait indissolublement lié par la chair : Jocelyne elle-même, dont la vie était emmêlée à la sienne ; Adrien, venu prendre la place laissée vide par Lionel ; et demain, peut-être…

Une auto luxueuse au chauffeur impassible le rappela à son problème et à Leblanc. Travailler sous les ordres de cet homme à qui pendant si