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LE POIDS DU JOUR

Seul ! Ludovic avait été seul. Toute sa vie seul. Plus seul que si dans le vaste monde il n’eût existé d’homme que lui seul. Plus seul puisque la présence des autres ne faisait que lui rendre plus sensible sa solitude. Sans autre compagnon que l’alcool.

Robert aussi connaissait la solitude, triste miroir qui jamais ne reflète à la fois deux visages. Le geste vide où la main jamais ne rencontre d’autre main qui l’étreigne. L’écho mort qui jamais plus ne renvoie les mots d’amitié humaine. Mais cette solitude, Robert Garneau, lui, l’avait voulue et créée, en lui comme autour de lui. Et pourtant, pouvait-il ne pas s’admettre que volontiers parfois il en eût dépouillé la haire.

Auprès de son père, auprès de Ludovic Garneau dont il n’avait reçu que le nom, Robert ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un ami. Peut-être, si le foyer eût été différent…

— Mais sa femme alors, sa Julienne, c’est une garce !

Sa voix avait été malgré lui forte et brutale.

— Qu’est-ce que c’est que vous dites ? demanda Crétac en sursautant.

Comme ils étaient depuis quelques instants immobiles sous les pommiers, l’esprit de Pétrus avait dérivé loin de Gordien Lachance. La pensée des deux hommes n’avaient plus couru de conserve. Rassemblées à l’appel de Garneau, elles redevinrent parallèles.

— Sa femme ? Oui et non, monsieur Garneau. Oui et non. Tout le reste du temps, à la maison, elle est bonne et parfaite. Et pas grande-langue. Pas agaceuse. Ni tannante. Et, cré tac ! elle a deux beaux petits enfants. Des petits anges. Dans son ordinaire, pour son Gordien elle est aux petits oignons.

— Je ne comprends plus, alors !

— C’est l’autre, voyez-vous. C’est l’autre, celui de Montréal. C’est comme s’il lui avait jeté un sort. C’est peut-être justement ça : un mauvais sort. Mais comme au fond elle aime son Gordien et ses enfants et sa maison, je perds pas confiance. Je suis pas mauvais ; mais je souhaite que son maudit gars de la ville, ben ! il se fasse poigner dans quelque mauvaise affaire. S’il n’est pas trop tard, ils pourraient encore être heureux, Gordien avec sa Julienne. Parce qu’elle est pas méchante en toute. Et elle est à plaindre, elle aussi.

— T’es pas difficile, mon Pétrus ?

— Cré tac ! Moi j’ai pour mon dire qu’il y a dans le monde plus de malheureux que de méchants. Et même les méchants, souvent, si on était à leu’ place, peut-être ben qu’on ferait pire.

Il y eut un moment d’accalmie parfaite, telle la surface d’un lac nocturne.