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LE POIDS DU JOUR

Jocelyne, elle, restait là saisie, bouleversée.

Où son fiancé avait aussitôt vu l’envol, elle, en même temps, voyait la chute : Icare s’abîmant dans la mer et la mort. Elle ne savait admettre cette chose anormale : quitter la terre solide à laquelle l’homme est naturellement soudé, pour se lancer, sur des ailes gauches et postiches, dans l’azur, domaine de l’oiseau. Instinctivement elle craignait que le Destin ne punît l’usurpateur. Et chaque fois qu’elle avait lu dans le journal la mort catastrophique d’un homme-épervier, elle y avait vu l’effet d’un jugement immanent.

— Lionel aviateur !

Sa voix était inquiète et maternelle.

Quant à Robert, le geste de son fils le remplissait d’orgueil. C’était là un geste d’homme, un geste mâle. Au tréfonds de son cœur s’était éveillé le sentiment éternel qui voit dans le guerrier l’HOMME en sa plénitude ; depuis l’époque des cavernes où, pour protéger la femme et les enfants peureusement tapis au fond de l’antre, l’homme, armé de sa massue de bois noueux, s’avançait seul vers la bête. Il avait le sentiment qu’on venait d’accrocher sur sa poitrine à lui, Robert Garneau, père de soldat, quelque chose comme une décoration. Et cette guerre qui jusqu’ici l’avait laissé presque indifférent, cette guerre, à ses yeux, prenait l’insigne de la croisade. L’Allemand, désormais, était vraiment, tangiblement, un ennemi. Mais la victoire aussi était, désormais, impérieuse et certaine.

— Lionel aviateur ! Sa voix sonnait la gloire. Apparemment, continua-t-il, les États-Unis sont entrés dans la guerre pour vrai. Les Boches n’en ont pas pour longtemps.

— Pourvu qu’il ne lui arrive rien, dit Jocelyne.

— Oh ! Tu peux être sûre qu’il va nous revenir d’ici un an. Et avec des médailles. Ce qu’il en aura vu des choses !

— Et s’il revenait blessé ! Il est tellement imprudent.

Elle n’osait dire plus, écartant obstinément l’idée de la mort qui se présentait aussitôt à elle. La mort ! Pour rien au monde elle n’eût prononcé ce mot ; sur lui ses lèvres se serraient, son esprit se fermait. Elle craignait d’évoquer, de provoquer la Femme à la faux ; d’attirer ainsi, par sa seule pensée, l’attention sur Lionel. Pourtant, elle ne pouvait se tenir de souffrir par anticipation. Femme, elle savait que les larmes et le sang sont la monnaie dont on paie la gloire.

Mais Adrien corrigeait :

— Lionel imprudent ? Dis plutôt : courageux.

— Oh ! tu sais, rassura le père, l’aviation, c’est bien moins dangereux aujourd’hui qu’autrefois. J’ai vu des chiffres l’autre jour dans le journal. On ne le croirait pas : eh bien ! il y a moins de casualités dans l’aviation que dans l’infanterie.