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LE POIDS DU JOUR

Hortense.

Au hasard de sa flânerie, comme dans la rue on rencontre avec surprise un visage oublié, il avait rencontré le souvenir de sa femme.

Certes, il était bien arrivé occasionnellement que quelque petit événement de sa vie domestique : un plat qu’elle aimait jadis, le bris d’un objet qu’elle avait acheté, une expression que Jocelyne tenait de sa mère, eussent évoqué pour Robert Garneau la présence de la disparue ; mais jamais avec l’intensité que ce souvenir avait prise aujourd’hui. Car c’était, grâce à ce décor retrouvé, comme si elle fut revenue prendre place à ses côtés, comme si le lien rompu se fut magiquement renoué. De cette maison tout à l’heure, de la petite épicerie, de l’arbre reconnu, de chacun des coins de ce quartier qui avait été le leur étaient issus des lambeaux de souvenir, des bribes d’images qui joints comme les morceaux d’un casse-tête, avaient reconstitué un double de la morte. Puis de la propre substance de Robert Garneau un souffle était sorti qui était venu animer cette ombre et l’avait subitement faite vivante.

Hortense ! L’avait-il aimée, au début, dans le temps même de leur mariage ? Dans ce petit logis de la rue Bordeaux dont il revoyait en esprit l’étroite chambre à coucher avec le papier rose qu’il avait lui-même posé ? Peut-être vraiment l’avait-il aimée plus qu’il ne se l’était avoué ; plus qu’il ne se le fût permis consciemment ; plus qu’il ne pouvait se le rappeler en ce moment ? Pour la première fois depuis le matin où, avec Jocelyne, il s’était penché en adieu sur le visage cireux de la morte, au moment où l’on fermait le cercueil, rue Pratt, pour la première fois il sentit flotter un regret vague, trop peu violent pour qu’il eût envie d’y résister, d’avoir eu à continuer seul ce chemin de la vie qu’ils avaient entrepris ensemble. Il s’amusa même à évoquer, avec un abandon nouveau pour lui, les menus travers d’Hortense : ses ambitions de petite bourgeoise, ses alternances de mesquinerie et de gaspillage, jusqu’à son petit zozotement puéril. Mais tout cela, qui avait été parfois la cause de coups de vent dans le ménage, tout cela en ce moment ne faisait que lui rendre singulièrement pondérable la présence de l’inattendue. Car il ne pouvait ne pas se rappeler en même temps certains moments de leur intimité et jusqu’à la saveur de leurs rares caresses,

Il l’avait épousée froidement. Satisfait en vérité de s’être trouvé une femme de physique attrayant, il avait surtout cherché là une alliance profitable. Le profit n’avait pas besoin d’être fort grand pour le satisfaire. À cette époque, il ne possédait rien qui fût à la mesure de ses ambitions. De si bas, sans ressource que sa petite situation de commis aux écritures, sans amis et surtout sans famille qu’il eût pu avouer sans mourir de honte, la conquête d’Hortense Morissette lui avait paru une victoire non petite.