Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
332
LE POIDS DU JOUR

papillotes, qui bravaient la fraîcheur de l’air malgré les cris maternels et les promesses de calottes. Déjà les boyaux rampaient sur le pavé, monstrueux vers gris aux extrémités invisibles, gonflés et suintants ; dont les joints de cuivre laissaient gicler de fins geysers que les gosses s’amusaient à enjamber.

Les fenêtres d’un rez-de-chaussée vomissaient une fumée noire, hideuse. Excités par l’aventure, jouant les héros à peu de frais, des jeunes gens aidaient à tirer meubles et paquets des maisons voisines. À quatre, on sortait justement un buffet massif et démodé.

Garneau ouvrit des yeux incrédules : ce buffet, il le connaissait ! Il le reconnaissait, sans pourtant y croire. Il avait même l’impression bizarre et absurde que ce buffet était le sien. Mentalement, comme pour se le prouver, il en repassa le contenu : un service à dîner en faïence bleue à fleurs, un saladier en plaqué, une demi-douzaine de verres à eau avec le broc, une ménagère à qui manquait une fiole ; et dans le fond, derrière les nappes, la bouteille de cognac. Il se mit à rire, amusé.

Mais comme il s’écartait pour laisser passer le meuble, il le reconnut vraiment. Il le reconnut à un pied différent qu’il avait fait poser jadis ; il le reconnut au petit miroir du côté gauche, cassé en étoile et qui n’avait pas été réparé. Il ne pouvait se méprendre. C’était bien le buffet qu’il avait cédé aux nouveaux locataires, quand il avait quitté le logis de la rue Bordeaux pour celui de l’avenue Bernard.

Levant des yeux encore incrédules, il chercha le numéro de la porte : 4387 ! Cela ne lui disait rien. Il eut, en éclair, un sentiment menu de délivrance. Puis il se souvint : on avait changé le numérotage. Alors il aperçut au-dessus de la porte d’entrée l’imposte que garnissait la même pièce de vitrophanie : des roses dans un treillis violet. C’était bien là qu’il avait habité pendant les premières années de son mariage. Là que, plus par la routine des jours dévorés en commun que par tout autre chose, Hortense était devenue petit à petit réellement sa femme. Là qu’était né Lionel.

Casqués, bottés, empaquetés dans leurs longs et lourds imperméables noirs, les pompiers criaient des ordres dans le vide.

Sur le pas de la porte une femme parut portant, serré dans ses bras et enveloppé d’une couverture, un jeune enfant dont on ne voyait que la tête bouclée. Elle était dans la vingtaine, grande et mince en son peignoir léger, avec des cheveux châtains précipitamment tordus en un chignon défaillant. Ainsi de profil, dans l’encadrement sombre de la porte ouverte sur ces profondeurs indistinctes que sa mémoire lui faisait deviner, pour Robert Garneau elle fut un instant, immobile et imprévue, elle fut Hortense tenant en ses bras Lionel enfant.

À ce moment deux sapeurs entrèrent là, bousculant un peu la jeune mère. Ils traînaient un boyau raidi par la pression de l’eau.