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LA SOUMISSION DE L’HOMME

cheveux taillés de la veille. Les jeunes filles guignaient mutuellement leur toilette ou leur chapeau : les cocardes méprisant secrètement les fleurs, les rubans moquant intérieurement les-deux ; celle qui portait un manteau de l’année précédente, gênée et quelque peu jalouse.

Ce matin-là était particulièrement plaisant. Décembre commencé donnait à l’air une qualité singulière, sonore et pure comme d’un cristal. Rien ne restait plus des bruines frileuses de novembre. Moulée par le gel de la nuit en petites crêtes dures, la boue s’émiettait sous le pied. Le vieux soleil couleur de citron, bas penché dans le ciel pâle, versait encore une tiédeur perceptible sur les visages et les mains.

Comme chaque dimanche après la messe terminée, Garneau allait tourner vers l’est. Il descendrait une fois de plus l’avenue Delorimier. Mais non. Il vient d’apercevoir Gilbert Lazure qui attend au coin. C’est un voisin avec qui il a parfois échangé des mots indifférents à travers les parterres contigus. Depuis, monsieur Lazure semble chercher la compagnie de Robert Garneau tout autant que Robert Garneau évite la compagnie de monsieur Lazure. Ancien marchand de chevaux, monsieur Lazure se fait gloire d’être arrivé à la marche suprême, pour lui, de l’escalier social ; il est enfin rentier. Et il est tout heureux d’avoir des neveux qui guettent impatiemment ses rhumes et sa succession.

— Nous autres, retirés des affaires… dit-il à tout propos.

Cela crispe Garneau.

En outre, l’ex-maquignon ne sait parler que pouliches, écuries, Dan Patch et ses records, stud-book, trot et amble. Entre ces deux hommes ne peut vraiment exister aucune harmonie. Il est néanmoins arrivé à Garneau d’accepter sa compagnie pour la promenade ; c’est que, à certains jours, la solitude lui était trop à charge et qu’en de tels moments tout lui paraissait préférable au fait de se trouver seul parmi ses souvenirs obstinés.

Mais puisque ce jour-là il voulait la paix, il tourna résolument le dos et s’en fut vers l’ouest, le long du boulevard. Puis il prit machinalement la rue Bordeaux. Pourquoi ? Pour rien. De son pas égal, il allait traverser la rue Gilford lorsque retentit la sirène des pompiers. En trombe et tout hurlant passèrent à ses côtés le fourgon, puis la longue voiture aux échelles. Curieux, il hâta le pas.

L’avenue Mont-Royal franchie, il aperçut la foule endimanchée qui s’amassait rapidement autour des massives voitures rouges bloquant la chaussée. De chaque logis le spectacle faisait jaillir les hommes en bretelles, les femmes en robe d’intérieur qui s’interpellaient avec des : Mon doux ! et des : Pensez donc ! d’un escalier extérieur à l’autre ; les garçonnets en culotte courte, les bas glissant déjà sur les mollets et le nœud blanc de guingois ; et les petites filles aux longs cheveux fraîchement tire-bouchonnés par les