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LE POIDS DU JOUR

Et c’était bien ainsi qu’ils voyaient la vie promise. Non pas la main dans la main comme des enfants qu’ils n’étaient plus. Mais l’un à côté de l’autre, inséparablement. Liés par leurs pensées plus encore que par leur chair. Adrien serait le guide et Jocelyne, le fidèle. Adrien serait l’intelligence et Jocelyne, la douceur. Adrien serait la force et Jocelyne, la joie.

Il avait comme elle l’âme sensible. Comme il avait aussi le don des mots, il cueillait parfois pour les lui offrir des images douces et câlines.

Adrien avait encore d’autres projets :

— Sais-tu Josse ? J’ai vu hier Marcel et Bunty. Nous allons fonder un journal. Il ne reste plus qu’à trouver les fonds.

— Un journal ! C’est merveilleux. Quand va-t-il paraître ?

Tout pour elle était merveilleux de ce que son ami faisait ou voulait faire. Et rien aux yeux de Jocelyne n’était impossible à son ami.

— Ce sera peut-être une revue. Nous n’avons pas encore décidé. En tout cas quelque chose de neuf et de différent. Il y aura de la littérature, de la vraie. Pas de Conquête du sol, de l’abbé Grandin, ou de roman pour petites filles, comme le Jardin désert de ce pauvre Édouard Crevier. Non, je te le garantis. Et pas de terroir ni de Bon Fridolin. Mais des contes, des essais, des poèmes, des articles sérieux, quelque chose qui remue et même qui fasse hurler un peu. J’ai en tête une série de papiers sur notre système d’éducation. Et sur nos gouvernements. Il y a tant à dire et tant à faire.

Jocelyne ne saisissait pas très bien qu’il fût nécessaire de dire du mal des choses et des gens. Il lui paraissait que ce monde n’était pas si mal gouverné puisque Adrien et elle s’y étaient connus et trouvés. Mais elle approuvait gravement :

— Tu as raison, mon chéri !

— Et nous avons choisi un beau nom : DEMAIN.

— C’est vrai que c’est un beau titre.

Garneau s’étonnait un peu, lui aussi, que l’on voulût changer la face du monde. À quoi bon. Tout d’ailleurs ne se modifiait-il pas de soi-même, bon gré mal gré. Que de changement dans les choses depuis le temps où il avait fait ses premiers pas d’enfant sur la grande route pavée de jours, de mois et d’années ! Les gens, eux, changeraient-ils jamais ?

N’en est-il pas de ce monde comme d’une maison que l’on peut décorer de frais pour les nouveaux locataires ; mais dont, sous les enduits nouveaux, les murs restent les mêmes, les pièces identiques avec leurs fenêtres avares et leurs boiseries déjetées ? Et les locataires nouveaux différeront-ils vraiment des locataires précédents ?

Il y avait pourtant des moments où, regardant ces jeunes hommes, Garneau ne trouvait rien en eux qui ressemblât à ceux qu’il avait côtoyés, à ceux dont il avait été. Cette fièvre de renouveler le monde, il ne se souvenait pas de l’avoir connue et encore moins, éprouvée.