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LE POIDS DU JOUR

— Vous comprenez, vous autres, après tout ce qu’il a fait, mon mari, pour la ville de Val-d’Or et pour l’Abitibi, c’est bien le moins !

— Eh ! sa mère, dis-le donc, dis-le donc franchement que t’as surtout envie de te faire appeler Mâme la Mairesse.

Elle se mit à rire, d’un petit rire niais et cahoteux de femme que l’on chatouille aux endroits sensibles. Mais Hermas se tournait vers son hôte :

’Coût’ donc, il paraît qu’il y a du bon cidre dans les environs ? Malgré que j’aime mieux la bière, il y aurait pas moyen de moyenner pour y goûter un petit brin : cinq ou six bouteilles !

— Bien sûr, dit Garneau. On va y aller tout à l’heure.

Par la route qui sinuait entre les vergers, au flanc de la montagne, ils descendirent chez Laurier Duval. Une maison paysanne, mais cossue, agrandie à chaque récolte généreuse. Et qui annonçait bien le propriétaire d’un verger de mille pommiers. Duval les reçut aimablement après un abord défiant. Dame ! il ne connaissait pas Lafrenière. On ne sait jamais. Non qu’il soit défendu à un honnête pomiculteur de se faire du cidre avec ses pommes tombées. Mais quand il a, ce cidre, la vertu étonnante du cidre de Laurier Duval ! Et surtout, en vendre était une autre affaire. Jusque l’an dernier cela pouvait aller ; il était politiquement « du bon bord ». Depuis que l’on avait changé de gouvernement, on pouvait voir arriver les espions de la Commission des Liqueurs n’importe quand. Il n’y avait pas deux mois que Roger Chrétien avait payé l’amende.

Lorsque Garneau eut présenté son ami Hermas, Marie-Claire, Jocelyne et Adrien Léger, Duval se sentit rassuré :

— Comme ça vous voulez boire du bon cidre ? Du vrai bon cidre ? J’ai le meilleur du canton. Venez avec moi.

Par une porte basse et quelques marches, on s’enfonça dans la cave. Il fallait quelques minutes pour s’accoutumer au clair-obscur qui filtrait de deux soupiraux tamisés de fils d’araignées. Il faisait là-dedans un froid humide qui glaçait les épaules après la chaleur du dehors. Dans la première moitié de la cave étaient entassés les barils vides et, dans un carré de planches, une mare de pommes dont l’odeur aigre prenait à la gorge. Au fond, accroupies chacune sur son ber, les barriques dormaient au frais. Elles étaient neuf, alignées comme des bombardes, pansues comme des hydropiques. Du dos de chacune jaillissait une pipette recourbée qui aboutissait à une fiole où glougloutaient les gaz de fermentation.

Madame Duval apporta des verres. Duval plongea un tube dans l’un des tonneaux.

— Ça, c’est du cidre d’une année. Du sec.

Mettant le tube dans sa bouche, il siphonna. Le courant amorcé, il en laissa couler par terre, par propreté, avant que de remplir les verres. Chacun regarda le sien que dorait une liqueur un peu trouble.